L’indonésien, le bahasa Indonesia, langue nationale de l’Indonésie depuis l’Indépendance en 1948 est en réalité du malais, cette langue qui, pendant des siècles (à partir du VII e siècle), a servi de lingua franca (c’est-à-dire de langue véhiculaire) dans les parages du détroit de Malacca entre les marchands chinois, arabes et les populations locales.
La comparaison avec la lingua franca, cette langue véhiculaire complètement oubliée de nos jours est intéressante.
La lingua franca est définie à la fin du XVIIe siècle par Furetière (ce contemporain de Jean de La Fontaine qui décida de rédiger seul un dictionnaire parce qu’il estimait que l’Académie française dont il était membre ne travaillait pas assez vite !) : « Un jargon qu’on parle sur la mer Méditerranée, composé de français, d’italien, d’espagnol et d’autres langues, qui s’entend par tous les matelots et marchands de quelque nation qu’ils soient ». Effectivement c’est la langue des marins et de marchands utilisée dans le bassin méditerranéen du Moyen Age au XIX e siècle. Elle est utilitaire, essentiellement orale, son vocabulaire est limité, elle ne s’embarrasse pas de conjugaisons…
L’origine de l’indonésien explique sans doute pourquoi on peut encore souvent lire dans les guides touristiques d’aujourd’hui que ce serait serait une langue facile :
« C’est une langue très simple que l’on peut apprendre rapidement. Elle n’a pas de grammaire ni de conjugaison. Pour former un adverbe par exemple il suffit de dire deux fois le mot en question » (p 52 guide Petit Futé Indonésie).
Quelle manière condescendante de présenter les choses !
Du malais des marins et des marchands, langue véhiculaire très fruste, au bahasa Indonesia, langue vivante parlée et écrite par 250 millions de personnes
Le malais a été proposé, dès les années 1930, par de jeunes intellectuels javanais qui voulaient s’émanciper de la tutelle coloniale hollandaise et avaient compris que l’Indonésie aurait besoin d’une langue pour faire son unité nationale et que cette langue ne pouvait pas et ne devait surtout pas être le javanais, langue la plus parlée dans cet archipel composite où l’on compte plusieurs centaines de langues et dialectes. Ils l’ont renommé « indonésien » pour marquer la rupture avec le passé et lui ont permis progressivement de prendre une véritable légitimité.
L’indonésien fait donc partie de ces langues, rares à travers le monde, qui ont été forgées pour un projet politique, celui de créer un sentiment national.
Il en avait été de même du grec moderne au début du XIX e siècle (quand la Grèce a gagné son Indépendance sur l’Empire ottoman) ou de l’hébreu moderne à la fin du XIX e siècle (proposé par les sionistes qui souhaitaient construire un État juif en Palestine).
Une langue facile à apprendre ?
L’indonésien a certes une transcription écrite simple qui favorise son apprentissage par un Français : il s’écrit en alphabet latin sans aucun accent, comporte des sons assez faciles à entendre et prononcer. C’est effectivement un double argument qui simplifie le démarrage d’une langue par rapport à des langues dont la transcription écrite est moins immédiate comme l’arabe, le persan, l’hébreu, le coréen (où il faut d’abord apprendre à lire un nouvel alphabet) ou encore des langues avec idéogrammes (comme le chinois ou le japonais).
C’est également plus simple que des langues à tons (comme le chinois, le vietnamien, le lao) où la musicalité de la phrase est difficile à percevoir par un francophone.
Une langue appartenant à la grande famille des langues austronésiennes…
Mais la grande difficulté pour un francophone est que l’indonésien appartient à cette grande famille de langues que les linguistes qualifient d’ « austronésiennes » (cet adjectif signifie originaire des îles du sud), famille qu’on trouve à Madagascar, en Indonésie et dans tout le Pacifique insulaire. C’est une vaste famille de langues qui n’a aucune racine commune avec la famille des langues indo-européennes à laquelle se rattache la très grande majorité des langues européennes. Cela signifie donc qu’il faut, pour un francophone, mémoriser le lexique sans aucun point de repère.
… avec des mots venant du sanskrit, de l’arabe, du hollandais, de l’anglais…
Ce n’est pas tout à fait vrai. Car, au cours de son histoire, le malais a reçu successivement plusieurs influences et certains mots en conservent les racines. Il en est ainsi de mots issus du sanskrit (cette langue ancienne originaire du nord de l’Inde à partir de laquelle sont nées les différentes langues indo-européennes) arrivée avec l’hindouisme. On peut citer des mots comme istri, l’épouse en indonésien qui a la même racine que le mot « utérus » en français.
Les contacts avec les marchands arabes ont amené l’islamisation d’une partie importante de l’archipel indonésien d’où de nombreux termes (notamment ceux liés à la religion) qui sont quasiment les mêmes qu’en arabe : masjid, mosquée, murid, élève ; surat lettre (comme les sourates du Coran).
Le passage des Portugais à partir du XVI e siècle a laissé quelques traces ténues comme gereja, église, mentega, beurre… Celui des Hollandais qui ont succédé aux Portugais au début du XVIIe a laissé plus d’emprunts dans la langue comme handuk serviette, sopir, chauffeur … (notons que le son « f » n’existe pas en indonésien. et qu’il est transformé en « p »… voilà pourquoi notre pays, la France, s’appelle Prancis en indonésien).
Plus récemment on note de nombreux emprunt à l’anglais concernant les innovations de la fin du XX e siècle : ordinateurs, téléphones etc… HP, handy phone, téléphone portable, komputer, ordinateur.
Mais finalement tout cela fait peu par rapport à l’ampleur du vocabulaire à maîtriser pour pouvoir parler, lire et comprendre !
Mata hari démasquée !
Si l’indonésien donne l’impression dans un premier temps d’être assez facile, c’est que le lexique de base est imagé notamment quand il joue sur la juxtaposition de deux mots. Ainsi on connaît le nom de Mata Hari, cette espionne condamnée à mort en 1917 en France pour espionnage au profit de l’Allemagne… Ce qu’on ne sait pas c’est qu’elle était hollandaise, avait vécu à Java où elle avait appris les danses traditionnelles et pris ce pseudonyme exotique. Hari signifie simplement « jour » et mata, « œil ». matahari l’œil du jour est donc le soleil…
Autre exemple, api signifie feu, gunung, montagne, kereta vient du hollandais qui veut dire charrette. Logiquement gunung api signifie volcan et kereta api, train !
Effectivement cette juxtaposition de deux mots très concrets se retrouve souvent et favorise par son côté poétique une mémorisation plus rapide.
Bases et affixes
Mais dès qu’on cherche à déchiffrer un texte en indonésien on s’aperçoit qu’il existe des mots très longs commençant par des « mem », des « pem », des « kem » et terminant souvent en « an », « aan », « kan » qu’on a du mal à prendre le temps de déchiffrer jusqu’au bout.
Effectivement l’indonésien est une langue qui utilise des racines (des bases disent les linguistes) auxquelles peuvent se rajouter des affixes (préfixes, suffixes et infixes) qui permettent à partir de la base de former un composé qui a un sens différent et beaucoup plus précis.
Un exemple : bantu signifie aide, aider. A partir de là on peut forger le mot : membantu qui signifie aider dans des phrases plus élaborées.
Mais aussi pembantu le domestique, la personne qui aide ce préfixe pe– étant utilisé pour désigner la personne qui fait l’action comme dans pelaut (marin à partir de laut, la mer), petani (paysan à partir de tanah, la terre).
L’art de la politesse à l’indonésienne
Outre cette composition des bases s’ajoute dans la langue indonésienne l’usage de nombreux auxiliaires de mode qui offrent une grande palette de nuances pour préciser une action (accomplie ou non) et exprimer des souhaits ou des ordres.
Progressivement on se rend compte que la langue indonésienne est une langue dont les difficultés d’apprentissage ne sont pas les mêmes que les langues indo-européennes. Pour un étudiant, il y a un gros effort de mémorisation du vocabulaire courant au départ. Puis vient le temps où, pour lire et s’exprimer à l’écrit, il faut faire un autre effort pour aller reconnaître les bases, être capable d’utiliser tous ces affixes et ces auxiliaires modaux pour exprimer une pensée précise et éviter de commettre des impairs.
Car en indonésien il est très important de s’adresser correctement à son interlocuteur en tenant compte de son âge, de son rang, faute de quoi on passe pour quelqu’un de très malpoli.
On est très loin de la décontraction de l’américain et son « you » qui supprime allégrement tutoiement et vouvoiement.
Comment peut-on apprendre l’indonésien ?
A part les guides de conversations destinés aux touristes qui offrent une présentation claire mais très rapide de la langue (Kit de conversation Indonésie d’Assimil et Parler l’indonésien en voyage d’Harraps, un seul manuel récent existe en français : Manuel d’indonésien L’Indonésie au quotidien.
Il est utilisé par les étudiants à la fois à Paris à l’INALCO (l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales) et en province dans les rares villes universitaires françaises où cette langue est enseignée (par exemple à l’Université de La Rochelle).
Et pourquoi l’apprendre ?
Ne pouvons-nous, nous francophones, nous contenter de maîtriser le globish, cet anglais mondialisé qui sert aujourd’hui de lingua franca ?
Personnellement je pense que si l’on veut pouvoir comprendre un peu une culture étrangère (si l’on est un étudiant en stage, un expatrié et même un simple touriste curieux) il faut faire l’effort d’entrer un peu dans sa langue. C’est la seule manière de pouvoir entrevoir l’univers mental des gens qui la parlent au quotidien.
D’où l’intérêt, pour un lycéen, de connaître l’existence de l’INALCO, ce paradis des langues exotiques où l’on peut découvrir des dizaines de langues dont on ne soupçonnait même pas l’existence antérieurement – tagalog, amharique, ourdou, malayalam- et rentrer par là dans l’univers culturel des Philippins, des Éthiopiens ou des Indiens…
Pour plus de précisions le site de Jacques Leclerc de l’Université Laval à Québec L’aménagement linguistique dans le monde est en français la mine d’informations la plus efficace et la plus accessible à un grand public qui n’a pas fait d’études en linguistique que je connaisse sur les langues :
Site de Jacques Leclerc de l’Université Laval à Québec sur l’aménagement linguistique du monde
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