Je reprends ici le titre de la thèse d’État du professeur Paul Pélissier, publiée en 1966. L’illustration à la Une est tirée du site de l’IRD (l’Institut de Recherche pour le Développement ex-ORSTOM) et représente un paysage rural du pays sérère : un champ en saison sèche avec la présence d’acacias « albida », une espèce d’acacia qui perd ses feuilles à contre-saison et fait partie des ces paysages agraires sénégalais dont Paul Pélissier avait analysé avec finesse les logiques et les dynamiques.
Un géographe tropicaliste dans la lignée de Pierre Gourou
Paul Pélissier (1921-2010) a été mon directeur de maîtrise en 1984 , mon professeur à l’Université de Paris X-Nanterre puis le directeur d’un début de thèse que je n’ai jamais terminée sur le Sud Cameroun.

Le professeur Paul Pélissier (1921-2010)
Il fait partie de ces générations de professeurs d’Université qui nous semblaient « vieux » mais nous impressionnaient, nous les étudiants de D.E.A, par leur grande culture, la clarté de leurs exposés mais aussi la qualité de leur écriture. Mais en fait nous connaissions peu son parcours personnel, juste ses écrits.
Sa thèse, les paysans du Sénégal, les civilisations agraires du Cayor à la Casamance est un énorme pavé comme cela se faisait à l’époque pour une thèse d’Etat sur laquelle on avait passé presque dix ans de sa vie (939 pages !) Pourtant quand j’ai choisi de partir faire ma maîtrise au Sénégal, sa lecture m’avait paru passionnante et pas du tout rébarbative.
Voilà la présentation qui en était faite par Pierre Gourou dans les Annales de Géographie en 1968 :
« Dans l’ouvrage qui vient être consacré aux paysans du Sénégal, tout mérite éloge : le sérieux et la finesse des enquêtes, la réussite de la mise en œuvre, la précision de l’écriture, l’intime communion avec les hommes et les paysages, l’importance, la nouveauté, la clarté des résultats.
L’auteur suit fermement une ligne directrice qui est l’explication exhaustive des éléments humains du paysage, il maintient son cap et sait donner à l’exposé de ses découvertes un caractère de nécessité.
La vigueur et la rigueur de l’étude inspirent au lecteur le sentiment réconfortant que la géographie régionale, conduite de cette sorte, est une entreprise noble et légitime ; utile également car les enseignements de cet ouvrage sont d’une importance essentielle pour l’avenir de l’Afrique de Ouest.
L’étude de Paul Pélissier concerne les deux tiers de la population du Sénégal, la plus grande partie des ruraux sénégalais, 2 millions d’habitants.
Son exposé n’est pas seulement nécessaire à l’intelligence de la géographie humaine du Sénégal ; il a valeur exemplaire pour l’Afrique noire tout entière et représente une acquisition précieuse en géographie humaine générale ».
Je vous renvoie à ce remarquable entretien entre Paul Pélissier et Jean-Marie Théodat.
A à cette date (2007) Paul Pélissier a 86 ans et un regard très intéressant et très nuancé sur son parcours et l’évolution politique et sociale de l’ex-Afrique occidentale Française.
Echo géo entretien avec Paul Pélissier 2007
Des structures d’encadrement très différentes selon les civilisations agraires
A l’époque où Paul Pélissier commence sa thèse, le Sénégal n’a qu’environ 3 millions d’habitants contre près de 15 millions aujourd’hui.
C’est essentiellement un pays rural dont les différentes ethnies exploitent les milieux de manière différentes selon les conditions biogéographiques de ces milieux mais également selon leur modes d’organisation sociale.
Pierre Gourou comme Paul Pélissier s’intéressent beaucoup à ces « structures d’encadrement ».
La riziculture irriguée des Diolas de Basse-Casamance
Ainsi les Diolas qui se vivent en Basse-Casamance, ont une société assez égalitaire et ont mis au point une riziculture minutieuse qui nourrit une population aux densités fortes. Ils maîtrisent bien ce milieu humide et y gèrent l’irrigation de manière habile mais si cette agriculture les nourrit, en revanche elle ne leur rapporte aucune ressource en numéraire. La Basse-Casamance est donc une région pauvre et marginalisée par son éloignement de Dakar.

Riziculture diola en Basse-Casamance : l’utilisation de la daba (cet outil à long manche et partie en fer) pour la préparation de la rizière
Voilà qui explique l’émigration d’un certain nombre de Diolas vers Dakar à l’époque où j’enquête pour ma maîtrise et notamment de femmes qui cherchent à s’embaucher comme bonne (les hommes eux sont indispensables dans un tel système agraire pour entretenir les rizières).
Le sytème d’agroforesterie des Sérères
Les Sérères du Saloum et de la Petite Côte ont développé un système d’agroforesterie très astucieux associant culture et élevage. La présence dans les champs d’acacias « albida » (une variété d’acacia présente au Sahel et qui perd ses feuilles à contre-saison) permet une fertilisation des sols. En effet les feuilles tombent en début de saison des pluies et se décomposent très bien quant aux gousses de l’acacia elles sont mangées par le bétail (notamment des chèvres) qui viennent paître à la saison sèche et, par leurs déjections, contribuent à entretenir la fertilié des champs.
Plus encore les graines d’acacia dont les enveloppes sont très dures ne peuvent réussir à germer que si elles sont passées par le tube digestif de l’animal. On a ainsi un exemple de système agraires relativement intensif et capable d’auto-entretenir un écosystème pourtant fragile (car présentant une longue saison sèche). Voilà pourquoi ce système sérère a si souvent été présenté aux étudiants de géographie comme un exemple abouti de système agraires traditionnel. C’est une agriculture essentiellement manuelle.
L’association des éleveurs Peuls et des cultivateurs Wolofs
La thèse de Paul Pélissier met également en évidence un autre type d’agriculture pratiquée en saison des pluies par les Wolofs d’une manière extensive sur des terres légères et peu arrosées, idéales pour la culture du mil et du sorgho. La saison sèche permet aux troupeaux des Peuls de venir sur les parcelles qui ne sont pas cultivées à la saison faute d’eau et de système d’irrigation pour enrichir le sol moyennant un contrat entre éleveurs et cultivateurs, système qu’on trouve dans un certain nombre de région du Sahel.
La culture de l’arachide pour l’exportation
Cet écosystème sahélien où l’on pratiquer une agriculture relativement extensive a pu voir se développer une culture commerciale, celle de l’arachide qui s’accommode bien de ces sols légers. Et pour cela il a fallu que ces cultivateurs, à l’époque coloniale apprennent à ateler des chevaux et les utiliser pour labourer des terres plus vastes : le Sénégal est ainsi devenu dans les années 1960 le 1er producteur et le 1er exportateur d’arachides en Afrique.

Sénégal : culture attelée de l’arachide
La confrérie Mouride, en faisant participer ses jeunes talibés (sans les payer) à la conquête de terres nouvelles avait notamment contribué à l’essor de l’arachide.
Mais ce système économique est aujourd’hui en difficulté à cause de la concurrence internationale (avec d’autres oléagineux comme l’huile de palme ou de soja).
« L’intensif nourrit, l’extensif rapporte ! »
Voilà une phrase que le professeur Pélissier nous avait souvent répétée à propos de l’agriculture dans la zone sahélo-soudanienne. Effectivement là où les sociétés, pour des raisons de survie et pour échapper aux ethnies voisines qui leur étaient hostiles avaient historiquement mis au point des système d’agriculture intensifs qui, vus d’Europe, nous semblaient élaborés et astucieux, ces systèmes leur avaient permis historiquement de nourrir une population dense sans dégrader l’écosystème (c’était notamment le cas au Sénégal en Basse-Casamance ou dans le pays sérère).
Ailleurs, là où la terre était disponible, d’autres sociétés avaient mis en place des systèmes extensifs, peu coûteux en main d’œuvre, peu soignés -par rapport à notre vision d’Occidentaux de ce que doit être un paysage rural soigné- mais où l’on avait pu dégager des surplus et commercialiser une partie de la production. Un tel système était beaucoup plus facilement adaptable que le précédent et prêt à accepter de nouvelles cultures commercialisables (comme l’arachide).
La situation actuelle de l’agriculture sénégalaise
La situation actuelle de l’agriculture sénégalaise est assez désespérante pour plusieurs raisons :
une pluviométrie qui s’est transformée par rapport aux phases plus humides du XX e siècle (jusqu’en 1968). Contrairement à l’idée couramment répandue dans le grand public, le désert ne progresse pas ! C’était pourtant l’idée qui s’est répandue dans les années 1980 quand on avait pris conscience avec recul qu’on était entré dans une phase de pluviométrie beaucoup plus faible à partir de 1968 mais cette phase a pris fin en 1995 et l’on est revenu à une pluviométrie plus importante… pas autant que dans les années 1950.

Pluviométrie à Dakar (1895-2013)
L’ennui c’est que les précipitations pendant l’hivernage (la saison des pluies) sont plus concentrées dans le temps (parfois un démarrage tardif de la saison des pluies) avec des cumuls d’eau parfois catastrophique en 24 h ce qu’on observait moins par le passé. Or de très grosses pluies ont un impact catastrophique sur les sols et les cultures et génèrent des risques d’inondation.

Cumul de pluie sur 24 h à Dakar entre 1896 et 2013
Un article collectif très pointu évoque ce problème à la fois pour la Sénégambie et le bassin du Niger moyen, c’est de cet article que j’ai tiré ces 2 graphiques. « Évolution récente de la pluviométrie en Afrique de l’ouest à travers deux régions : la Sénégambie et le Bassin du Niger Moyen »
Journal international de climatologie 2015
Une autre difficulté de l’agriculture sénégalaise est la nécessité pour nourrir Dakar et les grandes villes (Touba) d’importer des céréales à bas coût sur le marché international (riz, blé et maïs) pour nourrir une population en pleine croissance démographique.
Les faibles rendements de l’agriculture sénégalaise ne suffisent pas à nourrir la population et il est difficile de vendre les productions locales de mil et du sorgho, de riz et de maïs sur le marché national compte tenu du bas prix des produits importés. Seul un prix de vente élevé peut stimuler la production nationale.
Paul Pélissier était sans doute visionnaire en choisissant de travailler sur l’agriculture dans ce continent en pleine croissance démographique qu’est l’Afrique car l’enjeu que représente l’intensification de l’agriculture est essentiel pour sortir le continent de la sous-alimentation, de la sous-nutrition et du sous-développement.
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