Emmanuel Todd et les structures familiales

Emmanuel Todd est un historien, anthropologue et essayiste français né en 1951.

J’ai lu une très grande partie des ouvrages qu’il a écrits depuis trente cinq ans. Mais je n’aime pas l’écouter quand il est interrogé dans les médias car je considère que les réflexions qu’il apporte sur les structures familiales et leurs liens avec la sociologie politique, les rapports entre cultures ou l’aptitude au développement nécessitent du temps pour être expliquées et non les quelques minutes de temps contingenté des interventions à la télé ou à la radio.

La troisième planète, 1983, premier ouvrage d’E. Todd sur les systèmes familiaux

Le premier ouvrage qui m’a intéressé est L’invention de la France : atlas anthropologique et politique, écrit en collaboration avec Hervé Le Bras et paru en 1983. Je l’ai lu à Dakar quand j’avais 20 ans et que j’enquêtais dans mes quartiers de bidonvillois déguerpis de Pikine Pikine mon premier terrain de géographe : il n’y a pas mieux pour réfléchir à la société dont on est originaire que de le faire dans un autre environnement que le sien.

Même si je ne suis pas anthropologue j’ai eu la chance comme Claude Levi-Strauss au Brésil (voir l’article Claude Levi-Strauss et l’anthropologie structurale), comme Edward T. Hall dans les réserves indiennes (voir l’article Edward T. Hall la distance proxémique, les Hopis et les Navajos), comme Germaine Tillion en Algérie (voir l’article Germaine Tillion une ethnologue dans la tourmente), de me retrouver à 20 ans, seule et sans ma famille à découvrir des sociétés différentes et à commencer à réfléchir à ce qui faisait la spécificité de celle dont j’étais issue.

A partir de là les ouvrages d’Emmanuel Todd sur les structures familiales à travers la France, l’Europe et le monde m’ont passionnée. L’idée sous-jacente est que le modèle familial dans lequel nous baignons depuis la petite enfance nous inculque inconsciemment des valeurs qu’on va retrouver dans la vie sociale et politique du pays où l’on vit.

L’ouvrage de référence dans ce domaine est déjà ancien et porte un titre assez sibyllin :

La Troisième Planète, structures familiales et systèmes idéologiques, Seuil, 1983

Todd s’y est notamment intéressé à la manière dont les valeurs d’égalité, d’autorité, de liberté sont véhiculées de par le monde à travers les différents systèmes familiaux et comment elles se retrouvaient à un niveau macro-sociétal dans les systèmes politiques et idéologiques des régions où l’on trouvait ces systèmes familiaux.

Todd distingue ainsi des systèmes familiaux endogames et d’autres farouchement exogames : dans les premiers on va chercher son conjoint hors de sa parentèle (c’est généralement le cas en Europe), dans les seconds les familles encouragent les unions préférentielles entre cousins (même éloignés).

Il distingue des systèmes nucléaires constitués d’un simple couple et de leurs enfants mineurs, de systèmes plus complexes faisant coexister plus de deux générations sous un même toit : les grands-parents, leurs enfants devenus adultes et mariés (ou simplement l’un de leurs enfants et son épouse) ainsi que les petits-enfants.

Il considère que, dans un système nucléaire, on inculque aux enfants la notion de liberté : il faut partir de la maison pour devenir un adulte et à son tour fonder une cellule familiale, alors que dans d’autres systèmes le fils aîné se marie et reste sous le toit de ses parents (« famille souche »), les autres enfants et seulement eux doivent partir. Dans d’autres systèmes les enfants mariés et leurs conjoints restent sous le toit de leurs parents (« famille communautaire »).

Quand les différents enfants d’une famille ne sont pas traités par les parents de la même manière, notamment en matière d’héritage (selon leur sexe ou selon leur rang dans la fratrie) Todd considère le système comme transmettant l’idée d’une « inégalité normale » dans la société.

Voici un tableau récapitulatif des principaux types de familles :

Principaux types de famille		Valeurs transmises
nucléaire	égalitaire	liberté	égalité	ex. France du Bassin Parisien
nucléaire	absolue	liberté	inégalité	ex.monde anglo-saxon
souche (ou autoritaire)		autorité	inégalité	ex. Japon, Allemagne, pays basque
communautaire	exogame	autorité	égalité	ex. Russie, Chine
communautaire	endogame	autorité	inégalité	ex. monde arabo-musulman

(L’analyse de Todd me semble moins pertinente dans ce premier ouvrage quand il évoque les modèles familiaux d’Asie du Sud-est qu’il qualifie « d’anomiques » (sans lois), peut-être parce que nous n’avons pas les clés suffisantes pour les comprendre… mais par la suite dans ses ouvrages ultérieurs il a affiné ses analyses)

En tout cas Todd a remarqué que la démocratie était comme un poisson dans l’eau dans les sociétés où les familles transmettent à leurs enfants la valeur « liberté », que le communisme s’acclimatait fort bien dans les régions qui transmettaient un double message « autorité » et « égalité » (ex. Russie) mais absolument pas dans celles qui transmettaient le message inverse « liberté » « inégalité » (modèle anglo-saxon… où le parti communiste et ses idées n’ont jamais pris.)

Même si ce tableau est schématique, il est quand même assez troublant par les réflexions qu’il peut faire naître.

Est-ce étonnant que la France (ou plutôt nos Révolutionnaires parisiens) aient choisi comme devise « liberté, égalité, fraternité », alors que les historiens ont bien identifié depuis le Moyen Age le système familial comme un système nucléaire égalitaire favorisant un strict partage de la terre entre les enfants (d’où les parcelles de culture laniérées qu’on observait dans le paysage).

Est-ce étonnant si le pourcentage de mariage mixtes (avec des conjoints issus de cultures totalement différentes) en France soit très élevé (par rapport au monde anglo-saxon ou à l’Allemagne) : si on considère qu’on a la liberté d’épouser qui on veut (principe de la famille nucléaire exogame) et que, d’autre part, tous les hommes sont égaux (valeur d’égalité transmise par le modèle nucléaire égalitaire), qu’est-ce qui empêcherait de tomber amoureux d’un Algérien, d’un Ivoirien, d’un Chinois et de l’épouser ?

Todd a poursuivi sa réflexion dans un ouvrage suivant dont le titre est tout aussi énigmatique :

L’enfance du monde. Structures familiales et développement, Seuil, 1984

Deuxième ouvrage sur les structures familiales en 1984 et leur rôle sur le développement

Il tente d’y montrer que tous les systèmes familiaux n’ont pas le même potentiel éducatif et que certains semblent beaucoup plus favorables au développement. Parmi les facteurs qui influent ici sont la place de la femme dans le couple (plus elle est élevée plus son rôle éducatif est important).

Emmanuel Todd a poursuivi sa réflexion sur ce thème et publié en 2011 un gros ouvrage L’origine des systèmes familiaux Tome I l’Eurasie, dans lequel il tente d’aller encore plus loin dans cette piste des systèmes familiaux.

L'origine des systèmes familliaux Eurasie.jpg

L’origine des systèmes familiaux (2011)

Attention ! C’est très long (600 pages), très complexe, seulement à la portée d’un étudiant de 2e cycle. Bref c’est une synthèse de 40 ans de recherches sur cette thématique. Le tome 2 n’est pas encore paru.

Ce thème a inspiré une grande partie de ses ouvrages mais il en a publié de plus tournés vers l’économique (La fin de l’Empire, sur le déclin des États-Unis par exemple et très récemment un essai Où en sommes-nous ?

Où en sommes nous