Faut-il vraiment autant conceptualiser la démarche géographique dans l’enseignement secondaire ? Voilà une réflexion qui me préoccupe depuis longtemps en ces temps de réforme du Bac
Après avoir vu pendant quelques années nos programmes de géographie principalement sous l’angle du « développement durable » et de la « mondialisation », de nouvelles notions viennent irriguer nos nouveaux programmes de géographie depuis septembre 2019 . En Seconde, celle de « transition » (et pas seulement de transition démographique), en Première celle de « recomposition » (que nous avions découverte puis réoubliée à propos de « La Russie, un État eurasiatique en « recomposition ») et en Terminale celle déjà présente aujourd’hui de « mondialisation ».
J’aimerais ici réfléchir sur ces notions, leur origine, leurs sous-entendus et leurs connotations ainsi que sur le vocabulaire que nous utilisons dans nos cours de géographie au lycée : métropole, mégapole, mégalopole, ville-mondiale, métropolisation, urbanisation, dynamiques, interface, littoralisation… sans compter les termes espace et territoire, limites et frontières…
Personnellement, je n’aime pas le jargon inutile, celui qui vous donne de l’importance parce qu’il fait savant et vous rend incompréhensible par un non initié.
Approche multiscalaire et approche systémique ?
C’est ce qui se passe quand un professeur d’histoire-géographie explique à des élèves du Secondaire qu’il a une « approche multiscalaire » et une « approche systémique ». S’il se contentait de dire que le géographe étudie le monde à différentes échelles de la plus simple à appréhender (celle d’un village ou d’un quartier de ville) jusqu’à des échelles plus difficiles à percevoir car demandant une capacité à l’abstraction (celles d’une agglomération, d’une région, d’un État, d’un continent, de la planète entière) et pour lesquelles construire une carte devient indispensable, il lui serait peut-être plus simple de se faire comprendre !
Il pourrait donc en profiter pour rajouter que l’outil principal qu’il utilise pour mener cette étude est la carte, qui est une représentation en miniature de l’espace sur lequel on travaille, carte sur laquelle il va s’efforcer d’organiser les éléments qui permettent justement de décrire et comprendre le fonctionnement d’un tel espace.
Quand à « l’approche systémique » c’est-à-dire l’idée que les phénomènes géographiques sont complexes et reposent sur une combinaison de différents éléments qui sont en interrelation est-ce la peine d’utiliser un tel adjectif ?
De plus insister d’emblée sur cette « approche systémique » quand on demande à nos élèves de rédiger un texte qui est, par essence, linéaire rend peut-être l’exercice encore plus complexe. On leur demande directement d’expliquer les interrelations entre les différents éléments sans avoir forcément pris le temps en amont d’identifier ces différents éléments.
Pour autant, il est très important que nos élèves comprennent les interrelations qui peuvent exister entre les éléments qu’on rencontre en géographie : le climat, la végétation, les sols, la topographie, l’hydrologie, le peuplement et ses manières d’habiter l’espace, d’y transformer les paysages, d’y développer des activités en fonction des représentations qu’il se fait du monde.
De la géographie-tiroir à la géopolitique ?
Certes la géographie-tiroir d’autrefois (ou celle qu’on retrouve aujourd’hui sous une forme encore plus caricaturale sur Wikipédia) était très ennuyeuse, mais je ne vois pas vraiment comment nous pourrions nous passer de commencer un peu par là.
Nous faisons aujourd’hui de la géographie au lycée comme un cuisinier qui nous expliquerait une recette destiner à « sublimer les saveurs » sans préalablement nous avoir donné la liste des ingrédients ni les proportions à respecter pour la réaliser !
C’est très précisément l’impression que j’ai eue en 2018 en lisant de nombreuses copies de Bac sur « Chine-Japon : concurrences régionales, ambitions mondiales ». Beaucoup de candidats parlaient de géopolitique (c’est tellement plus intéressant !) mais n’avaient pas clairement identifié le poids démographique, les contraintes territoriales et rappelé l’histoire récente de ces deux États… bref des ingrédients indispensables pour parler de géopolitique.
Donner la liste des ingrédients avant de commencer la recette ?
Bref il me semble que si nous voulons vraiment essayer de conceptualiser la géographie au lycée, il faut d’abord commencer par accepter de décrire le réel : décrire des paysages concrets avant de nous intéresser aux représentations et aux enjeux ; présenter la topographie des littoraux avant de parler d’interface ; parler des grands fleuves, de leur débit et de leur régime avant de parler des enjeux de leurs aménagements.
Or le vocabulaire descriptif de la géographie n’est pas simple il nécessite à la fois des termes parfois peu employés qui se mélangent au vocabulaire littéraire des romanciers et des poètes.
Mais les géographes du XXI e siècle n’écrivent ni ne parlent comme des romanciers du XIX e siècle !
Dans de nombreux manuels scolaires, il y a pourtant peu de vraies photographies de paysages, de celles qui ont été choisies pour nous permettre d’abord de décrire ce réel. On a beaucoup d’affiches, de sites, de projets… Certes une photo de paysage n’est pas neutre mais au moins elle montre quelque chose qui existe. Et, à partir de là on peut toujours, dans une analyse, critique se demander si elle a été choisie comme symptomatique d’un phénomène (ex. les slums de Mumbai), si elle est « orientée » souhaitant dénoncer quelque chose (la pollution de la mangrove par les déchets plastiques), ou montrer un phénomène nouveau qui est en train de se développer et qu’on appelle de ses vœux (les écoquartiers et leur « mobilité douce »)
Mais à travers cet exemple on se rend bien compte que la géographie de toute manière n’est qu’un discours sur le réel étayé par des cartes, des photographies, des graphiques, tableaux et schémas et non une simple transcription objective du réel… alors, finalement, autant utiliser un « jargon » géographique (au sens littéral c’est-à-dire un langage partagé par des spécialistes d’un même domaine) pour que cela soit davantage visible.
La géographie utilise-t-elle trop un vocabulaire usuel qu’elle détourne en lui donnant un sens précis ?
Nos élèves sont plus attentifs quand une discipline scolaire leur impose des mots compliqués qui font savants (le « corpus de textes » et « l’incipit » de nos collègues de français ; les « vecteurs » ou « tangentes » de nos collègues de maths) et peut-être pas assez quand nous nous contentons, avec des mots du registre courant, de décrire précisément des phénomènes géographiques.
Comment pouvons-nous être pris au sérieux quand nous accolons le substantif « ville » à l’adjectif « nouveau » dans un certain ordre pour former une « ville nouvelle » et non une « nouvelle ville » et décider que c’est un concept de géographie urbaine particulièrement important pour la France ! Puis quand, quelques décennies plus tard, on prend un autre adjectif « mondial » et qu’on crée un autre concept celui de « ville mondiale » ?
On comprend donc pourquoi nous sommes davantage considérés quand nous incorporons des mots anglo-saxons voire des sigles CBD, edge-cities, gated communities, clusters, ou que nous francisons des anglicismes tel « gentrification ».
Bref ce vocabulaire de la géographie utilisable dans l’enseignement secondaire est un point important sur lequel nous n’avons pas forcément assez réfléchi. J’en ai pris conscience il y a une vingtaine d’années en étant amené à travailler avec une correctrice non géographe sur le manuscrit d’un ouvrage collectif que je coordonnais.
D’un côté les correcteurs sont indispensables pour traquer les coquilles, les oublis, pour nous rappeler que la langue française utilise peu de majuscules et que nous avons toujours tendance à en mettre trop quand nous sommes universitaires (pour nous donner de l’importance ?)
Mais en même temps cette correctrice m’avait fait prendre conscience que certaines formulations qu’elle critiquait comme étant des néologismes inutiles (puisqu’il existait une autre manière de dire les choses) étaient en réalité l’émergence du discours géographique des universitaires et qu’il fallait absolument le défendre et le justifier !
J’ai plus récemment eu l’occasion d’être relectrice d’une thèse écrite en français par une non-francophone dont toutes les sources étaient en anglais et là encore j’ai pris conscience qu’il n’existait pas forcément encore en français une manière de dire les choses… et pourtant que nous ne pouvons pas, si nous voulons continuer à faire de l’enseignement et de la recherche en français passer outre ce problème de terminologie.
Aux chercheurs à l’Université de créer les nouveaux concepts géographiques en veillant à essayer de les rendre en français, mais à nous professeurs au lycée et au collège de choisir de les utiliser (ou non) avec nos élèves.
Certains, à mon sens, ne sont pas à la portée d’un lycéen et l’on peut très bien s’en passer.
Transition ?
Le mot « transition » avait autrefois dans nos système scolaires une valeur très péjorative qui à mon avis reste sa connotation cachée : on parlait de « Sixième de transition » pour désigner ces classes dans lesquelles on avait mis provisoirement d’anciens élèves de CM2 en difficulté à l’école avant qu’on puisse les faire entrer d’une manière ou d’une autre (par la voie de l’apprentissage ?) dans le monde du travail. Cette phase transitoire était donc perçue comme un moment pas très intéressant mais dont on ne pouvait pas faire l’économie.
Le terme « transition » est également utilisé en triathlon : les transitions sont ces temps qui séparent la natation, le vélo et la course à pied et qui sont comptabilisés dans le temps final et dont néanmoins le décompte est précisément donné à chaque concurrent afin qu’il veille bien à l’avenir à passer moins de temps à enfiler son casque ou attacher ses lacets. Bref la transition est ici perçue comme un moment où l’on n’est plus vraiment dans le vif du sujet et qu’il convient d’écourter au maximum !
Le terme a d’abord été utilisé par les géographes dans le concept de « transition démographique » qui désigne cette phase provisoire de déséquilibre entre deux phases perçues comme plus stables : celle d’un régime démographique traditionnel avec une mortalité élevée, une natalité élevée et par conséquent un accroissement naturel limité ; celle d’un régime démographique moderne avec une natalité limitée, une mortalité limitée et donc un accroissement naturel limité.
Sauf que cette théorie de la transition démographique est surtout très intéressante pour expliquer la phase de transition et donc de déséquilibre majeur qu’on peut décomposer à nouveau en 2 phases :
- Une phase 1 où la mortalité baisse rapidement et la natalité demeure élevée
- Une phase 2 où la natalité se met elle aussi à baisser mais, du fait d’une population jeune, la croissance démographique continue à être très forte.
Bref ce modèle n’explique bien qu’une seule chose : la phase provisoire de très forte croissance démographique que l’on peut désormais considérer comme « rassurante » puisque le modèle explique que cette forte croissance va nécessairement finir par se réduire.
Mais ce modèle est néanmoins embarrassant quand on s’attache plus précisément à voir ce qui se passe avant et après : le régime démographique traditionnel n’était pas vraiment un équilibre mais une période où la croissance était modérée car, régulièrement, des crises de surmortalités annihilent vingt ou trente ans de croissance continue.
Quant à la fin de la transition démographique, on ne sait pas encore vraiment ce qu’elle va entraîner concrètement dans la réorganisation sociale et économique de sociétés vieillissantes où l’on risque d’avoir de plus en plus 2 générations nombreuses de retraités et non plus une seule.
Puis le concept de transition démographique a ensuite été décliné de différentes manières. En géographie de la santé on parle de transition épidémiologique pour montrer comment les causes de décès évoluent en même temps que le développement d’une société. On passe de causes de décès principalement liées à des infections et des accidents à des causes de décès liées à des maladies chroniques et dégénératives (maladies cardio-vasculaires, cancers) qui portent sur des personnes âgées.
Il se décline désormais en « transition économique » et « transition urbaine ».
Utiliser un tel vocabulaire pour décrire le monde du XXIe siècle où nous vivons me semble un peu embarrassant : c’est comme si on nous suggérait que le moment présent n’est pas vraiment intéressant mais qu’on va aller vers un avenir qui l’est davantage une fois que toute cette agitation provisoire se sera un peu calmée : que les terriens des pays les plus pauvres feront moins d’enfants, qu’ils auront massivement émigré vers des villes métropolisées, se seront enrichis grâce à la mondialisation et deviendront des touristes internationaux…
Il me semble que c’est, sans même nous en apercevoir, nous suggérer que nous vivons une époque pourrie qui succède à une autre qui était mieux et précède une autre qui pourrait également l’être. Je crois que ce n’est pas un très bon signe que nous envoyons à nos adolescents !
La période que nous vivons est intéressante, comme celles qui l’ont précédée et comme celle qui suivront. Elle est juste très complexe à saisir tant nous avons d’éléments d’informations contradictoires pour l’appréhender et tant certains éléments changent rapidement.
Recomposition ?
Le terme avait été initialement utilisé pour décrire l’évolution de la Russie après la disparition de l’URSS en 1991. Je le trouve particulièrement bien choisi, surtout si l’on se rend compte que le champ lexical dans lequel on utilise le mot « composition » et qui est celui de l’imprimerie.
En imprimerie on avait autrefois des casiers de petites lettres avec lesquels on formait des mots, des phrases et pages, puis une fois qu’on avait imprimé le livre, on rangeait à nouveau toutes ces petites lettres dans les casiers.
C’est cela que suggère l’idée de « recomposition spatiale » : on remet les petites lettres dans un autre ordre pour écrire de nouveaux livres… mais on n’a pas tout perdu… il reste ces petits caractères précieux. Et quand on connaît l’histoire de l’imprimerie, on sait à quel point la fabrication des caractères a été complexe.
Concernant la Russie de Poutine utiliser cette métaphore permet de comprendre pourquoi l’essor économique de la Russie n’est pas comparable avec celui de la Chine, de l’Inde ou du Brésil : on partait d’un pays alphabétisé, avec un haut niveau de technologie, une urbanisation importante, une transition démographique achevée, des infrastructures de transport (ponts, voies ferrées, aéroports) un potentiel de ressources naturelles déjà partiellement mis en valeur… voilà les petites lettres dont pouvait disposer la Russie( voir l’article La Russie, un État eurasiatique en recomposition)
Mais la notion de recomposition à ses limites : elle suggère qu’on ne crée rien de neuf… Or certes notre monde est fini et l’on commence à prendre conscience que les ressources naturelles sont limitées et notamment les ressources non-renouvelables.
Cependant l’une des caractéristiques les plus frappantes du XX e et du XXI e siècle est la très forte croissance démographique. L’augmentation exponentielle du nombre d’habitants génère des phénomènes qu’on ne peut pas qualifier de « recompositions spatiales » : l’émergence de Shenzhen (voir l’article Shenzhen, Hong-Kong, Macao, Canton et le delta de la Rivière des Perles)
, qui est à l’échelle de la planète la ville dont l’essor a été le plus spectaculaire en une génération n’est pas une recomposition mais bien une création ex-nihilo. Il en est de même dans de nombreuses régions du monde où à un paysage rural ou naturel succède un paysage totalement urbanisé ou industrialisé.
« Mondialisation » ?
Nous retrouvons en Terminale le concept qui est déjà en œuvre dans nos programmes antérieurs et à travers lequel nous scrutons l’évolution de la planète.
Ce concept est intéressant et bien en phase avec le vécu de nos élèves qui expérimentent tous les jours et y compris, pendant nos cours, quelques effets d’un phénomène devenu incontournable : cette augmentation exponentielle des flux de marchandises, de personnes, de capitaux, d’informations à travers le monde et qui génère une interdépendance de plus en plus grande entre les économies des différents pays du monde.
L’ennui c’est qu’on oublie d’analyser le fonctionnement de la planète à travers d’autres filtres : il me semble qu’il n’y existe pas réellement d’uniformisation culturelle.
Ce n’est pas parce que certains objets emblématiques de la culture américaine se sont considérablement diffusés à travers le monde (le Coca, les fast-foods –Mc Do, Burger King et KPC-, les blocks-busters hollywoodien, les jeans ainsi que certaines pratiques –les décorations de Noël kitsch, les mariages en plein air- et l’utilisation de l’anglais sur Internet et dans les échanges commerciaux et touristiques que, pour autant, les 7,7 milliards de terriens sont devenus des sortes de clones mondialisés.
Nos programmes auraient été avisés de conserver un chapitre difficile mais tout à fait intéressant qui existait dans l’avant-dernier programme de Terminale sur la diversité culturelle à condition qu’il ne se réduise pas à voir cette diversité à travers le prisme du « choc des civilisations » selon Samuel Huntington (1996), perception qui a été très vivement critiquée mais qui continue à être infiltrée dans nos manuels. (voir l’article les aires culturelles)
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