Un article qui fait écho à d’autres sur les Etats-Unis et la mondialisation
L’aventure de l’entreprise Nike est une « success story » à l’Américaine mais son originalité est que cette entreprise dont le fondateur Phil Knight est aujourd’hui une des grandes fortunes mondiales n’a pas la structure classique des firmes transnationales du monde mondialisé qui ont généralement leur siège social là où elle sont nées ainsi que leur centre de recherche et développement (R&D) et leur usine-mère puis progressivement grandissent grâce à un essaimage dans le pays puis à l’international avec la création ou l’acquisition de filiales à l’étranger. (voir l’article Les firmes transnationales : un petit décryptage pour géographe débutant ?)
Nike n’a pas d’usines et n’en a jamais eu ! Son modèle est donc unique au départ et très original : inventer des chaussures de sport confortables qu’on peut porter hors des stades et réussir, grâce à un marketing novateur (en sponsorisant des sportifs professionnels), à inonder le marché avec cette marque au logo instantanément reconnaissable.
Il fallait avoir l’idée et être capable de la rentabiliser contre vents et marées ! Mais son slogan n’est-il pas « Just do it » (à traduire par « il suffit de le faire ! » ou bien « fais-le donc » !)

Pour un économiste l’entreprise Nike est un cas d’école. Phil Knight incarne l‘entrepreneur au sens de l’économiste Joseph Schumpeter.
Schumpter est un économiste né dans l’Empire austro-hongrois en 1883 et qui a fait des études de droit puis de sociologie à Vienne. Il a publié dès 1911 un ouvrage important Théorie de l’évolution économique dans lequel il met en avant la figure de l’entrepreneur et le processus de destruction créatrice lié à l’innovation. Schumpeter a enseigné en Allemagne dans les années 1920 avant d’émigrer définitivement aux Etats-Unis et de devenir professeur à Harvard jusqu’à sa mort en 1950. Il n’est pas le seul parmi les élites intellectuelles germanophones d’Europe centrale à émigrer aux Etats-Unis (voir l’article Peter Drucker, « pape du management » et la « société de la connaissance »)
Pour le géographie, l’analyse du groupe Nike est un casse tête car il a du mal à localiser toute la chaine de production : Nike utilise des sous-traitants en Asie et change de localisation en fonction de la conjoncture et du coût du marché qui ont considérablement varié entre les années 1970 et aujourd’hui.
Où, quand et comment est née l’entreprise Nike ?
Phil Knight est né en 1938 à Portland, la plus grande ville de l’Oregon, cet État de la côte Ouest des Etats-Unis situé entre la Californie au Sud et l’État de Washington au Nord (où se trouve la grande ville de Seattle). Il appartient à une famille aisée : son père est un patron de presse à Portland qui a étudié le droit à l’Université de l’Oregon (université qui se trouve dans la petite ville d’Eugène).
Le jeune Phil qui pratique la course à pied à bon niveau entre dans cette Université d’où il sort diplômé avant de partir dans une autre Université plus prestigieuse en Californie : celle de Stanford (dans l’agglomération de San Francisco) d’où il sort avec un MBA (Master of Business Administration) en 1962. Il a 24 ans.
Il part voyager à Hawaï puis au Japon et c’est là qu’il va avoir l’idée astucieuse qui va lancer son activité.
Le Japon de l’époque sort d’une période terrible (occupation américaine jusqu’en 1950 d’un pays ruiné et humilié après la Seconde Guerre mondiale qui a reçu deux bombes atomiques) et se lance à corps perdu dans l’expansion économique. C’est pour le pays la période qualifiée de « haute croissance » (qui dure jusqu’au choc pétrolier de 1973). Les taux de croissance sont au-delà de 10 % (ce qui est beaucoup plus encore qu’en Europe à la même époque qui vit la période des « Trente Glorieuses avec des taux de croissance de 5 %). Les salaires sont bas, les horaires de travail très longs.
Les Japonais passent pour des copieurs extrêmement doués puisqu’ils viennent de mettre au point des appareils photos qui rivalisent désormais en qualité avec les appareils photos allemands qu’ils ont dans un premier temps copié.
Le phénomène va se reproduire avec les motos, les voitures… mais aussi les chaussures de sport.
Car à l’époque où Phil Knight débarque au Japon, un compétiteur sportif qui fait de la course à pied à haut niveau a le choix entre deux marques allemandes : les Puma et les Adidas qui sont chères et pas très confortables (puisqu’il s’agit de chaussures à pointes avec des semelles très dures). Au Japon Phil Knight découvre une copie japonaise : les Tiger (aujourd’hui Asics) au coût de revient beaucoup moins cher et réussit à convaincre ses dirigeants de le laisser importer leurs modèles aux Etats-Unis.
On est en 1964 quand l’aventure commence et Phil Knight monte pour cela une petite entreprise qui s’appelle Blue Ribbon Sports. Dans un premier temps il va sur les stades dans les meetings vendre les Tiger à 7 dollars (contre 9 pour les Puma et Adidas ce qui est un substantielle économie pour un produit d’une qualité comparable). On peut remarquer que ces 3 marques de chaussures ont un logo instantanément reconnaissable : les 3 bandes d’Adidas, le fauve de Puma et l’enchevêtrement de bandes d’Asics.
De bouche à oreille l’affaire se révèle rentable et en 1971 la petite entreprise emploie 25 personnes à travers le pays.
Le tournant en 1971 : création de Nike (nom, logo, sponsoring de sportifs)
Mais à ce moment le fournisseur japonais décide de ne plus renouveler le contrat d’importation en exclusivité et de vendre lui-même ses chaussures de sport japonaises à des Américains.
C’est un grand classique : pour conquérir un nouveau marché il est souvent plus facile de commencer par avoir l’aide de quelqu’un qui le connaît déjà ; ensuite on peut imaginer monter une « joint-venture » (une entreprise mixte association un entrepreneur étranger et un entrepreneur local) puis enfin, si la législation du pays le permet, de créer dans le pays étranger une filiale.
C’est donc à ce moment que va être créée l’entreprise Nike.
Phil Knight se rapproche de son ancien entraîneur de course à pied à l’Université de l’Oregon, Bill Bowman, qui passe son temps à essayer de mettre au point des chaussures plus confortables pour ses athlètes. Il a notamment utilisé le moule à gaufre de sa femme pour mouler une semelle en caoutchouc qu’il a ensuite découpée et collé sous une chaussure !
C’est cette innovation : une semelle beaucoup plus confortable donnant l’impression d’un effet rebondissant qui va être l’innovation majeure de Nike à ses débuts. Parce qu’en réalité sur le plan de l’innovation c’est l’idée la plus intéressante : on va alors passer de chaussures de sport techniques et peu confortables qu’on n’utilise que quand on fait du sport -sur un stade, sur un parquet- à des chaussures qu’on mettre dans la vie de tous les jours même si on n’est pas un sportif… et alors le marché devient infiniment plus important.
L’entreprise se trouve un logo (cette sorte de virgule reconnaissable de loin et qui peut instantanément la distinguer de ses concurrents) et un nom : « Nike« qui fait référence à la Grèce antique : Athéna Nike, déesse de la victoire (à titre de comparaison les Japonais ont aussi pris cette référence à l’Antiquité gréco-romaine puisque ASICS est l’acronyme d’anima sana in corpore sano -un esprit sain dans un corps sain !).
Le siège social de l’entreprise est fixé à la périphérie de Portland dans la petite ville de Beaverton où il se trouve aujourd’hui encore et a pris aujourd’hui une importance considérable comme le montre cette photographie. (Phil Knight habite à une dizaine de kilomètres du siège à Hillsboro à l’ouest de Beaverton)

Le pari de faire fabriquer en Asie Orientale à bas coût et de ne pas investir dans des usines en Amérique
Un modèle de chaussure est mis au point sauf que la jeune entreprise Nike n’a pas les moyens financiers de la produire : elle n’a pas de structure de production et par conséquent, dès le début, son idée est de la faire produire à l’étranger, en Asie Orientale là où le coût de main-d’œuvre est bas. La main d’oeuvre y est compétente. Phil Knight le sait puisque cela fait presque dix ans qu’il importe des chaussures fabriquées au Japon et qui n’ont rien à envier en qualité aux chaussures allemandes de Puma et Adidas.
A cette époque les salaires commencent à augmenter au Japon mais sont particulièrement bas dans ces pays qu’on appelle aujourd’hui les « Dragons » : Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour. (voir Les 4 « Dragons » : un petit comparatif et quelques éléments de repérage)
Ce n’est que plus tard que le marché chinois va pouvoir s’ouvrir au moment où Deng Xiaoping met en place les 4 zones économiques spéciales du Sud du pays notamment celle de Shenzhen près de Hong-Kong. (voir l’article sur Shenzhen, Hong-Kong, Macao, Canton et le delta de la Rivière des Perles).
Au fil de son expansion Nike va faire travailler des sous-traitants dans ces différents pays, aujourd’hui beaucoup au Vietnam (notamment près d’Ho Chi Min-ville -voir l’article De Saïgon à Ho Chi Minh ville : décryptage)
L’invention du sponsoring sportif ?
Phil Knight va être le premier à avoir l’idée de proposer gratuitement à un sportif de l’équiper en chaussures. Il choisit pour cela un coureur à pied de l’Université de l’Oregon entraîné par Bill Bowman qui devient une légende aux Etats-Unis : « Pre » comme on l’appelle : Steve Prefontaine a une image un peu sulfureuse car il milite contre la guerre du Vietnam.
Voici sa statue (on reconnaît sa célèbre moustache) dans ce qui aujourd’hui au siège social de Nike le « Steve Prefontaine Hall »

Ce sponsoring se révèle une excellente idée et, à la mort accidentelle de « Pre » en 1975, Nike va rechercher d’autres athlètes capables d’incarner cet esprit rebelle qui permet de se démarquer : la firme sponsorise alors le tennisman John Mc Enroe (qui est l’éternel râleur sur les courts de tennis de l’époque) et ensuite a l’excellente idée de repérer un jeune basketteur talentueux qui vient de signer à la NBA pour les Chicago Bulls, un certain Michael Jordan (1,98 m, né en 1963).
A l’époque les baskets utilisées sur les parquets doivent être soit noires, soit rouges… en tout cas unies or Nike crée pour Jordan la première « Air Jordan« (noir, rouge et blanc) qui vaut au basketteur d’écoper d’amendes et à la firme Nike de pouvoir faire sa pub avec ce slogan “La NBA l’a interdit, mais rien ne vous empêchera de porter les nouvelles Air Jordan”.
On est en 1984, c’est le début d’un succès planétaire qui va permettre progressivement à Nike de passer devant ses concurrents historiques (Adidas, Puma, Asics) (qui vont eux aussi jouer la carte de sponsoring)
L’association entre Michael Jordan et Nike va booster à la fois la carrière de basketteur qui devient très célèbre et les ventes de la firme. Par la suite Nike va continuer à sponsoriser un nombre très important de sportifs médiatisés et développer d’autres produits de sportswear (survêtement, t-shirt, chaussettes).
Le tournant de la fin des années 1990 : comment sortir d’un scandale qui atteint votre image ?
La firme se retrouve à partir de 1996 la cible d’une campagne de boycott. On l’accuse de faire travailler des enfants en Asie à des salaires misérables et dans des conditions indignes.
C’est le cas notamment du cinéaste Michaël Moore (documentariste engagé) qui dans un documentaire de 1999, The Big One dénonce les pratiques des multinationales et notamment celle de Nike en montrant de quelle manière la délocalisation du travail industriel vers l’Asie a fragilisé certaines franges de la population des Etats-Unis.
(Mais on peut remarquer que la délocalisation est également très importante entre les Etats-Unis et le Mexique -où se sont installées des « maquiladoras »- et d’autre part, en ce qui concerne Nike, il ne s’agit pas de délocalisation car il n’a jamais créé d’usine sur le sol américain !
En attendant les ventes s’effondrent pour Nike.
Les critiques sont fondées sur un point : effectivement, en cette fin des années 1990, qui voit notamment l’essor de l’industrie manufacturière en Chine du Sud et dans l’arrière-pays de Shanghai, les conditions de travail sont particulièrement dures : bas salaires, dortoirs pour des employés venus des campagne… et le travail des enfants existe. Nike va réagir en adoptant une charte éthique que tous ses sous-traitants doivent respecter. Un audit par l’entreprise est mené dans 420 usines de sous-traitants.
Cela ne résout pas tous les problèmes mais néanmoins permet une certaine amélioration des conditions de travail, l’image de la marque de la marque se relève et l’entreprise poursuit son essor à travers le monde.
Notons aussi que partout en Asie Orientale (Chine du Sud, Indonésie, Vietnam, Malaisie) si les conditions de travail s’améliorent c’est aussi parce que l’essor de l’activité manufacturière lié à la mondialisation dans ces pays où le coût de la vie reste bas a entrainé une amélioration du niveau de vie et par conséquent progressivement les conditions de travail s’améliorent dans un pays qui s’enrichit et où les ouvriers ne sont plus au stade de la survie, se mettent en grève pour réclamer de meilleures conditions et les obtiennent !
L’importance des donations et des Fondations aux Etats-Unis et l‘exemple de Nike
Un phénomène majeur aux Etats-Unis (lié à la fiscalité) est que les grandes entreprises qui font fortune créent des Fondations (cela permet d’échapper à l’impôt or le modèle capitaliste américain aime les entrepreneurs et déteste les assistés. Ce modèle repose implicitement sur l’idée qu’aux Etats-Unis chacun peut réussir s’il en a la volonté, le courage, l’énergie… La preuve en étant tous ces entrepreneurs qui ont réussi. (voir l’article Le Rockefeller Center de New-York et le Lehman Brothers Building : une petite étude de cas pour réfléchir sur l’évolution d’un CBD de ville-mondiale)
Nike et les grandes entreprises comme les GAFAM (voir l’article Un petit décryptage sur les GAFAM et leurs concurrents…) utilisent largement ce système et ne manquent pas d’être des donateurs importants pour leur Université d’origine.
C’est le cas pour le couple Knight qui a donné la « modique somme » d’un milliard de dollars à l’Université de l’Oregon située à Eugene et obtenu notamment un bâtiment qui porte le nom du père de Phil Knight.

Autobiographie ou hagiographie ?
Phil Knight a publié en 1998 son autobiographie sous le titre de L’art de la victoire. Voilà le type d’ouvrage que les Américains adorent puisque ce type d’histoire d’un entrepreneur parti de rien (le « self made man ») fait partie de l’imaginaire qui a construit ce pays capitaliste. Attention à ne pas prendre au pied de la lettre tout ce qu’il écrit et à réfléchir à ce qu’il ne dit pas.
Car nous avons essayé de montrer que Phil Knight n’est pas parti de rien : le fait d’être diplômé d’une prestigieuse Université américaine (et d’être le fils de quelqu’un qui y est déjà allé n’est pas rien). L’Université de l’Oregon a été son alma mater, celle de Stanford -beaucoup plus réputée- celle où a acquis des outils intellectuels et des relations pour devenir entrepreneur.
Ce qui fait son originalité à mon sens c’est que c’est un sportif frustré : il a toutes les qualités du sportif (il est endurant, persévérant, capable d’apprendre de ses échecs et de se remettre au travail, d’aller au bon endroit, de s’entourer des bonnes personnes pour progresser) mais n’a pas un palmarès assez prestigieux (c’est juste un très bon coureur régional) et il va utiliser ces qualités pour percer dans les affaires et devenir un « champion du monde » tout en contribuant à créer ces champions professionnels richissimes qui ont révolutionné l’image du sport.
Mais pour en revenir à notre interrogation de départ l’exemple de l’entreprise Nike est très frustrant pour un géographe : il est très difficile même en allant espionner autour d’Ho Chi Minh ville avec Google maps de découvrir l’emplacement précis des usines où se fabriquent les chaussures Nike : certes on peut trouver une immense usine à une vingtaine de kilomètres au Sud-ouest en direction du delta du Mékong (à Ching Luh) une autre au Nord-est mais on ne peut pas en savoir davantage.
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