L’agriculture productiviste des pays industrialisés développés tempérés : un système qui domine l’agriculture mondiale ?

L’idée de cet article est  qu’à l’échelle mondiale, il existe un petit nombre de pays du monde, tous situés aux latitudes moyennes –ce qui exclut les grands pays agricoles tropicaux comme le Brésil, l’Inde ou la Chine-, appartenant à la catégorie des pays industrialisés développés (PID) qui ont mis en place les formes d’agriculture (culture et élevage) qui dominent aujourd’hui l’agriculture mondiale et en sont le modèle, certes critiqué, mais particulièrement efficace pour nourrir les hommes. C’est uniquement de ces quelques pays dont nous allons parler ici et de la logique de ce système d’agriculture.

Effectivement ces « agricultures productivistes des PID » présentent les atouts suivants : elles produisent en grandes quantités des denrées dont la qualité est contrôlée et qui sont susceptibles d’être facilement commercialisées à l’échelle mondiale car leur système économique est bien organisé.

On notera que ces agricultures productivistes sont aujourd’hui la cible majeure des écologistes occidentaux accusées de tous les maux (dégradation environnementale, perte de biodiversité, maltraitance animale…). En attendant si leur technicité et leur productivité ne s’était pas développée depuis la deuxième moitié du XIXe siècle d’une manière aussi extraordinaire, la question de la faim dans le monde serait autrement plus grave sur une planète où il faut actuellement nourrir 8 milliards d’êtres humains et bientôt 9 milliards (voir l’article La faim dans le monde en 2022 : quelques documents et réflexions pour étudiants en géographie pressés ?

Une salle de traite (2 X 10 postes) dans une exploitation normande qui n’est pas robotisée (comme elle pourrait l’être aujourd’hui). C’est un choix de l’éleveur qui veut un système qui lui facilite la vie mais ne l’exclut pas totalement du processus (source Matériel Agricole info)

Pour introduire cet article, je commencerai par cette illustration qui présente une salle de traite automatique dans une exploitation laitière de taille moyenne en Normandie . La traite automatique a représenté, quand elle est arrivée dans les fermes dans les années 1950-1960, un progrès considérable remplaçant totalement la traite manuelle. Quiconque a compris que le quotidien d’autrefois dans les fermes laitières était de traire les vaches à la main matin et soir, peut comprendre à quel point ce système représente un progrès majeur dans l’élevage laitier puisqu’il rend la traite beaucoup moins fatigante pour l’éleveur (la traite était souvent faite par les femmes), plus rapide et plus efficace.

Mais à partir du début des années 1990 les progrès technologiques permettent d’aller encore plus loin : de proposer des systèmes robotisés de traite sans qu’il y ait besoin d’une intervention humaine. La vache se positionne toute seule dans un box, elle est identifiée par la machine par sa puce électronique ; son pis est reconnu par la machine, nettoyé et la trayeuse se met en place, la qualité du lait peut-être vérifiée avant qu’il ne vienne remplir le tank réfrigéré qu’un camion vient récupérer tous les deux ou trois jours.

La première fois que j’en ai vu fonctionner un c’est au Maroc en 1993, en visitant avec mes élèves du lycée français de Casablanca, un domaine royal de 1000 hectares appartenant au roi Hassan II où l’on était à la pointe de toutes les technologies agricoles innovantes. A l’époque il n’existait encore aucun robot trayeur en France !

C’était pour moi presque de la science-fiction à une époque où ma grand-mère, dans son village de Normandie, continuait chaque soir à venir chez son voisin éleveur vendre au litre du lait frais aux habitants du coin qui ramenaient chez eux leur petit bidon en aluminium… une vente directe qui a fini par être abandonnée tant elle était devenue obsolète et peu pratique (puisque la première chose à faire de ce lait frais en rentrant était de le faire bouillir si on ne voulait pas s’empoisonner…

Ce petit exemple montre comment, à un moment ou un autre, des pratiques d’autoconsommation ou de vente directe finissent par être abandonnées par les ruraux quand le secteur agricole se structure et qu’il est en mesure de commercialiser et de transformer des produits alimentaires faciles à utiliser et sans risques pour la santé (le lait pasteurisé et stérilisé).

La vente directe et les circuits courts qui plaisent tant à nos écologistes urbains ne peut être sans doute être qu’un créneau de niche dans une société des loisirs très urbanisée auquel on ne peut avoir accès que quand on a du temps (pendant les vacances) et de l’argent (parce qu’il ne s’agit jamais de produits aussi bon marché que dans la grande distribution). C’est ce que j’expliquais dans l’article sur les fromages français (Une petite géographie des fromages français).

L’exemple ci-dessus montre pourtant que tous les éleveurs laitiers ne choisissent pas la formule du robot de traite .. et je ferais a priori le même choix… car une intervention humaine nécessaire pour la traite (nettoyer le pis et positionner la trayeuse) permet à l’éleveur de vérifier matin et soir l’état de son troupeau. Or quand on sait à quel point une vache laitière « Prim’Holstein » (voir la présentation de cette race laitière dans l’article Une petite géographie des fromages français) est un investissement coûteux, on comprend qu’un éleveur puisse préférer passer un peu de temps avec elle à la traite et quand il la nourrit à l’étable (et sinon lui laisser vivre sa vie en plein air le reste du temps), plutôt que de confier cela à un robot aussi sophistiqué qu’il puisse être et de regarder des graphiques et des courbes sur un ordinateur ou de recevoir des alertes sur son téléphone pour vérifier que tout fonctionne de manière optimale.

Mais ce n’est possible que si le troupeau reste relativement limité (la moyenne française est de 50 vaches laitières)… et cela ne résout pas un autre problème de fond de l’élevage dans les pays industrialisés développés d’Europe : comment un éleveur peut-il prendre quelques jours de vacances (et participer à quelque chose qui fait partie du mode de vie de tous les habitants des pays industrialisés développés) alors qu’il est quasiment irremplaçable dans sa ferme et que l’activité qu’il pratique ne peut pas s’arrêter ?

Dans cet article on analysera les caractéristiques de ce type d’agriculture productiviste, à quand précisément elle  remonte, on identifiera les pays concernés et les nuances qu’elle présente à travers le monde.

Une main d’oeuvre limitée dans l’agriculture productiviste des PID

La main d’œuvre agricole est peu nombreuse car de très nombreuses opérations agricoles sont mécanisées. C’est le cas des labours, semis, traitements, récolte pour les cultures. C’est  un peu moins net pour l’élevage où l’on a besoin de plus de main d’œuvre même si on a aujourd’hui des salles de traite électrique, des élevages intégrés pour poules pondeuses…

Néanmoins la supervision humaine reste nécessaire 24 h/24 et c’est un élément très contraignant car dans les PID la main d’œuvre salarié est coûteuse, tarifée à l’heure, bénéficie généralement d’une protection sociale et son salaire est soumis à impôt. Le coût élévé de la main d’oeuvre dans une économie de PID est ce qui explique qu’on ait tout fait pour la limiter là où elle était présente (Europe après la Seconde Guerre mondiale) et qu’on ait fait en sorte de s’en passer quand on avait des terres immenses mais peu de population (pays neufs)

Un champ de canola au Saskatchewan (Canada) au milieu duquel se trouve un puits de pétrole : aucun homme à l’horizon !

 voir l’article L’agriculture canadienne : un petit briefing

Dans ces sociétés la part de la population qui travaille dans l’agriculture est très limitée (1 à 3 %, à peine plus dans la plupart des pays) tandis que la quasi-totalité de la population active travaille dans des activités industrielles mais surtout tertiaires et qui se trouvent le plus souvent concentrée en ville. Dans l’ensemble les activités salariées dans l’industrie et les services sont moins dures, mieux payées mais surtout permettent de participer à la société des loisirs qui est devenue la marque actuelle des sociétés des PID.

L’une des difficultés actuelle des agriculteurs et particulièrement des éleveurs qui sont propriétaires de leur exploitation c’est que le coût de la main d’œuvre est si élevé dans ces pays qu’il y existe désormais peu de salariés agricoles. Au mieux emploie-t-on des saisonniers (éventuellement étrangers) pour certaines tâches (par exemple la récolte des fruits ou la vendange).

Une production considérable largement commercialisée sur les marchés mondiaux

Ce graphique fait apparaître les 15 premiers producteurs de blé et parmi eux 2 sont des cas exceptionnels (les géants chinois et indien avec chacun une population d’environ 1,4 milliard d’habitants et qui sont aussi les 2 grands producteurs de riz), 9 des pays qui commercialisent largement leur production sur les marchés internationaux (ce sont eux qui nous intéressent dans cet article) et 4 des pays où le blé reste la base de l’alimentation et sa culture principalement destinée au marché local (Pakistan, Turquie, Iran, Egypte).

graphique CLG 2022

Voir aussi l’article Grands producteurs de blé et de riz dans le monde

Pas d’autoconsommation, une commercialisation efficace sur les marchés régionaux, nationaux et internationaux et des normes rigoureuses.

Les productions agricoles sont commercialisées à 100 %  sur des marchés agricoles organisés et la part d’autoconsommation pour l’alimentation humaine est inexistante (par contre certaines exploitations produisent des cultures fourragères pour leur cheptel).

Ces agricultures sont entièrement intégrées à l’amont comme à l’aval dans un système économique où l’industrie agro-alimentaire joue un rôle important avec l’existence de systèmes coopératifs, étatiques ou de grands groupes capitalistes avec lesquels les agriculteurs sont sous contrat.

La technicité de cette agriculture est très importante avec l’existence d’intrants très coûteux (semences sélectionnées, engrais, traitements, sélection génétiques des cheptels et suivi vétérinaire) mis au point par la recherche agronomique et le respect de normes garantissant la sécurité et la qualité des produits destinés à l’alimentation humaine et animale.

Osons admettre que le consommateur européen n’a pas peur de se faire empoisonner quand il consomme des produits agricoles français ou importés et qui ont dû subir des contrôles sanitaires sévères… c’est loin d’être le cas dans d’autres régions du monde.

Le discours insidieux des écologistes sur les traces de pesticides qui se focalise sur les erreurs de l’agriculture productiviste et les rares scandales) (il y en a eu) tant à faire oublier que, dans l’ensemble, les consommateurs européens ont la possibilité de se nourrir beaucoup mieux qu’il y a 60 ans, de produits variés, de bonne qualité nutritionnelle et à coût modéré.

La différence avec l’agriculture des pays en voie de développement de la zone intertropicale

Pour des raisons historiques (car la révolution industrielle a commencé dans ces pays d’Europe) ce type d’agriculture n’existe pas dans la zone intertropicale où l’on trouve le maintien d’une population rurale encore nombreuse, d’une main d’œuvre qui reste importante dans l’agriculture, de formes d’autoconsommation qui demeurent importantes (fondamentales dans les régions les plus pauvres), d’une technicité beaucoup moins affirmée faute d’argent, où les normes de sécurité ne sont pas toujours assurées  et enfin de systèmes de commercialisation très souvent défaillants et dans lesquels les paysans sont totalement dominés.

Dans la zone intertropicale (et dans certaines régions subtropicales), on trouve également des plantations industrielles, grands domaines agricoles en monoculture qui eux sont intégrés aux circuits de commercialisation et à la pointe de la recherche agronomique mais utilisent encore beaucoup de main d’œuvre (c’est le cas pour la culture de l’hévéa ou du palmier à huile).

Quelles régions du monde sont concernées par ce type d’agriculture ?

Si l’on prend la carte du monde et qu’on s’intéresse à ces régions tempérées marquées par ce type d’agriculture, on peut identifier :

En Europe :

  • Le Royaume Uni (qui présente une agriculture très productiviste avec de grandes exploitations modernes)

  • Tous les pays d’Europe qui sont membres de l’Union Européenne et sont intégrés dans  la PAC (Politique Agricole Commune) : France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Irlande, Danemark, Grèce, Espagne, Portugal, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Malte et Chypre (moitié sud), Roumanie, Bulgarie et Croatie.
Source de cette infographie : Ministère de l’agriculture

cette infographie est esthétiquement réussie mais cartographiquement très mauvaise (à mon sens) car elle veut montrer 2 choses à la fois (un graphique + une carte « à lire » et non à regarder). Pour notre cerveau il est plus reposant d’analyser ce type graphique simple

graphique CLG 2023, source des données infographiques précédentes

Le choix des couleurs indique les parentés : Suisse et Norvège soutiennent très fortement l’agriculture d’une part car ce sont des pays riches qui en ont les moyens et d’autre part parce que les conditions climatiques et de sols (froid hivernal, altitude, sols médiocres) ne permettent pas d’être concurrentiel sans aide et c’est la seule manière de maintenir une activité agricole).

Pour le Japon il essentiel de conserver une certaine autosuffisance alimentaire et le choix a été fait après la Seconde Guerre mondiale de subventionner l’agriculture.

Les grands pays exportateurs à la fois l’Union Européenne et les pays neufs (Etats-Unis, Canada et Australie) soutiennent l’agriculture parce que c’est pour eux un enjeu économique majeur.

Des agricultures moins modernes et performantes dans l’ex-bloc communiste

Les autres pays d’Europe : l’Albanie,  ceux qui faisaient partie de l’ex-Yougoslavie (Serbie, Macédoine, Bosnie, Kosovo) et de l’ex-URSS (Bélarus, Moldavie, Ukraine) sont dans une situation un peu différente : l’agriculture y est moins moderne moins bien intégrée aux circuits économiques capitalistes et légaux, le pourcentage de population active plus important, la part d’autoconsommation dans les campagnes reste beaucoup plus importante. C’est déjà le cas dans une moindre mesure en Roumanie et en Bulgarie, même si ces 2 pays sont désormais intégrés dans la PAC

La Russie se trouve également dans ce cas avec l’existence de grands domaines mécanisés qui sont les héritiers lointains des sovkhozes (fermes d’État) et kolkhozes (coopératives) de l’époque soviétique à côté d’une agriculture plus paysanne et qui pratique une part d’autoconsommation et de vente sur des marchés locaux un peu informelle.

L’agriculture extensive des pays neufs

Plusieurs pays neufs en Amérique et en Océanie sont présents parmi les grands pays agricoles

La différence avec l’Europe c’est que l’agriculture y est une activité pionnière qui n’a pas l’ancienneté de celle de l’Ancien Monde. En Amérique du Nord les plus anciens peuplements agricole sont les Québécois le long du Saint-Laurent au début du XVIIe et les Puritains du Mayflower mais une très grande partie de la mise en valeur agricole remonte seulement à la deuxième moitié du XIX e siècle et cette agriculture des Nouveaux Mondes (c’est également vrai en Australie et en Nouvelle-Zélande) est dès le départ intégrée aux circuits de commercialisation.

Le cas particulier du Japon et de la Corée du Sud

En Asie ce type d’agriculture productiviste se limite à deux cas particuliers : ceux des 2 pays industrialisés développés (Japon et Corée du Sud) et se rapproche du modèle européen mais avec une grande différence : la très faible SAU, la très taille des exploitations et le fait qu’il s’agit d’un agriculture tournée principalement vers le marché intérieur (125 millions de consommateurs japonais et 50 millions de consommateurs sud-coréens aux habitudes alimentaires spécifiques).

On est dans des régions traditionnellement rizicoles où l’on pratiquait autrefois une agriculture intensive très minutieuse et très coûteuse en main d’œuvre qui a laissé place à une agriculture minutieuse mécanisée, où la main-d’œuvre demeure relativement importante et où les petites exploitations demeurent faute de terres disponibles (sauf à Hokkaido l’île du Nord du Japon où la mise en valeur est plus tardive –fin XIX e siècle et les exploitations plus grandes). (voir l’article Paysages et techniques de la riziculture irriguée : d’hier à aujourd’hui).

Un riziculteur japonais repique le riz

Voir aussi l’article Écosystèmes, bestiaire et symbolique des plantes en Corée qui évoque à la fin le cas de l’agriculture sud-coréenne dans un pays qui ne compte que 30 % de plaines (c’est déjà mieux qu’au Japon qui n’en a que 10 %) et a été fortement marqué par l’exode rural et la modernisation de sa capitale.

Rizières irriguées (à l’arrière-plan car au premier c’est un marais littoral) près de Suncheon en Corée du Sud prises depuis le Yonsan observatory (au mois d’août) (On est dans le Sud du pays, pas très loin de l’autre grand port du Sud beaucoup moins connu que Busan : Gwangyang (qui se trouve à 15 km à l’ouest).

Conclusion ?

On évoquera dans un autre article la mise en place progressive de ce système agricole à partir du XIX e siècle avec à la fois le développement du chemin de fer, l’essor des pays neufs et les besoins suscités par les deux guerres mondiales.

voir aussi l’article Les « petites agricultures » : quelques réflexions

4 réflexions sur “L’agriculture productiviste des pays industrialisés développés tempérés : un système qui domine l’agriculture mondiale ?

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