L’autre texte qui m’a touchée est le Discours à la Jeunesse prononcé en 1903 lors de la cérémonie de remise des prix au lycée d’Albi. Il s’agit du lycée (de garçons évidemment à l’époque !) où Jean Jaurès a fait ses débuts comme jeune professeur, il est en 1903 vice-président de la Chambre des députés.
J’en ai trouvé un exemplaire totalement défraîchi dans le CDI de mon lycée qui allait être mis au pilon. J’ai dit qu’il fallait le garder, que ce texte restait un siècle plus tard d’une actualité formidable et parlant pour des lycéens.
Jaurès y évoque sa conception de la vie et plus largement du pacifisme, sa vision du XX e siècle (mais n’oublions pas qu’il s’adresse à des jeunes gens de dix-huit ans à une époque où la mixité n’est tout bonnement pas concevable ni à l’école, ni dans la vie professionnelle) :
En voici un extrait :
« C’est une grande joie pour moi de me retrouver en ce lycée d’Albi et d’y reprendre un instant la parole […]
Surtout qu’on ne nous accuse point d’abaisser et d’énerver les courages.
L’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres.
Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de l’homme, et ceci en est l’abdication.
Le courage pour vous tous, courage de toutes les heures, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de l’action.
Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit ; c’est de ne pas se rebuter du détail minutieux ou monotone ; c’est de devenir autant que l’on peut, un technicien accompli ; c’est d’accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation du travail qui est la condition de l’action utile, et cependant de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées vers le vaste monde et des perspectives plus étendues.
Le courage, c’est d’être tout ensemble et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à filer ou à tisser, pour qu’aucun fil ne se casse et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés.
Le courage, c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l’art, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et cependant d’éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales, de l’organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et des rythmes. Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir, mais de ne pas en être accablé et de continuer son chemin.
Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.
Ah ! vraiment comme notre conception de la vie est pauvre, comme notre science de vivre est courte, si nous croyons que la guerre abolie, les occasions manqueront aux hommes d’exercer et d’éprouver leur courage et qu’il faut prolonger les roulements de tambours qui dans les lycées du premier Empire faisaient sauter les cœurs ! Ils sonnaient alors un son héroïque ; dans notre vingtième siècle, ils sonneraient creux.
Et vous, jeunes gens, vous voulez que votre vie soit vivante, sincère et pleine. C’est pourquoi je vous ai dit, comme à des hommes, quelques-unes des choses que je portais en moi. »
Cet extrait donne une bonne idée du style oratoire de Jean Jaurès très fortement inspiré des grands orateurs latins avec ses longues périodes et ses anaphores (La répétition du mot courage en début de phrase).
Mais il montre aussi que Jaurès est fortement imprégné des valeurs de la Rome antique notamment de la virtus, cette qualité si chère aux Romains (qui a donné le mot « vertu » en français) et qui désigne le mélange d’énergie, de force et de courage dont l’homme (le vir, c’est-à-dire le mâle) doit faire preuve.
Jaurès exprime donc ici que doit être la virtus en ce début du XX e siècle dans un monde en cours d’industrialisation, marqué par les progrès de la science et la division du travail.
P. S. : Pour aller plus sur cette thématique j’ai consacré un blog entier à analyser ce discours que j’ai rédigé principalement l’été 2017 : Prenez place ! Lettre ouverte au lycéens de 2019
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