Faut-il vraiment abandonner Jakarta ? La métropole indonésienne n’est-elle pas plutôt en pleine modernisation ?

Après un article simple qui présentait Jakarta (Jakarta, capitale condamnée de l’Indonésie ? Un premier repérage) en voici un plus pointu et qui s’inspire beaucoup d’un article du géographe Olivier Sevin « Faut-il abandonner Jakarta ? » paru dans les Cahiers d’Outre Mer en 2013 (n°261 volume 66 pp 3-28) et s’adresse davantage à un étudiant qu’à un lycéen. (voir l’article ici (Il y a beaucoup plus de toponymes, de termes techniques et de réflexions).

Jakarta en pleins travaux en 2019 : au fond la nouvelle Gama Tower (289 m inaugurée en 2016), le chantier du métro et à gauche une passerelle du Transjakarta bus

La Gama Tower était jusqu’en 2021 la plus haute tour de Jakarta : elle est désormais dépassée par 2 nouvelles tours inaugurée en 2022 Luminary Tower (302 m) et Autograph Tower (383 m) qui font partie d’un immense complexe en construction Thamrin Nine

Le site du Transjakartabus (il n’est qu’en indonésien) ici
données Recensement 2020 (tableau CLG 2022)
cartographie CLG 2022

L’agglomération de Jakarta est aujourd’hui une sorte de « monstre urbain de l’ordre de 30 millions d’habitants pour un pays de 275 millions (4e rang en terme de population)

Ville nouvelle créée par les Hollandais au début du XVII e siècle, Batavia occupe un site malaisé dont tout le monde se plaint : plaine littorale sujette à l’insalubrité, aux inondations et aujourd’hui frappée par la pollution liée au trafic. Et pourtant la ville s’est considérablement développée alors qu’on aurait pu imaginer d’abandonner ce site.

La ville est fondée en 1619 par Jan Pieterzoon  Coen pour le compte de la VOC, la Vereenigde Oostindische Compagnie, compagnie des Indes orientales. Nous sommes au début du XVIIe siècle, période de grande prospérité pour les Provinces Unies dont le commerce rayonne à la fois vers l’Atlantique (c’est à la même époque qu’est fondée New Amsterdam –qui deviendra New York une fois récupérée par les Anglais-) et sur la route des Indes (avec des comptoirs hollandais au sud de l’Afrique notamment au Cap). C’est de ce XVII e siècle, siècle d’or pour la bourgeoisie hollandaise d’Amsterdam que datent les plus belles maisons encore existantes de cette ville et des autres villes marchandes du pays.

Batavia est donc fondée sur la côte nord de Java, à l’embouchure du Ciliwung dans une plaine alluviale ourlée de mangrove. Les sédiments (et notamment les « lahars » –ces coulées de boue d’origine volcanique-) y sont charriés et repris par une dizaine de cours d’eau. L’évacuation des eaux est difficile car les altitudes sont basses et il existe des cordons littoraux.

Cela ne décourage pas pour autant les Hollandais habitués dans leur pays d’origine à drainer des marais maritimes et à les transformer en fertiles polders. Sauf que dans le milieu tropical humide où  se trouve Batavia les contraintes ne sont pas les mêmes qu’en Hollande : il ne s’agit pas de protéger des terres gagnées sur la mer à grand renforts de digues et de canaux, mais de faire face à deux menaces : celle d’inondations liées aux pluies tropicales et celle de malaria liée à la stagnation des eaux.  Mais la situation de Batavia sur la route des épices qui mène aux Moluques est très intéressante.

De grands travaux sont réalisés au XIX s par Daendels : il déplace le cœur de la ville à 4 km au sud du Vieux Batavia créant le nouveau quartier de « Weltevreden » qui se trouve à 10 m au-dessus du niveau de la mer. C’est ce quartier qui est le centre de la Jakarta contemporaine avec deux places majeures : la place royale (« Konigsplein« ), 90 hectares,  aujourd’hui place de l’Indépendance (« Lapangan Merdeka » où se dresse le « Momas » monument en l’honneur de cet événement) et la place Waterloo (aujourd’hui Lapangan Banteng. On a là un quartier en damier avec la présence du palais du gouverneur.

Le plan de Batavia en 1897 ici

Au XX e siècle la ville s’étend vers le sud jusqu’au quartier de Meester Cornelis (aujourd’hui Jatinegara) sur 12 km du nord au sud. En 1940 les rues sont asphaltées, un service de tramways existe, un aérodrome est contruit à Kemajoran. Les quartiers indigènes ( les « Kampungs ») sont améliorés pour les rendre moins insalubres.

L’état de la ville se dégrade après l’Indépendance du fait de la croissance démographique.

Dans la superficie actuelle on passe d’environ 500 000 habitants dans les années 1920, à 800 000 dans les années 1930 c’est l’explosion et l’extension de la ville à un périmètre de plus en plus vaste : Jakarta DKI (comme Daerah Khusus Ibukota) (en gros : « Grand Jakarta ») qui regroupe en 2005 9 millions d’habitants puis avec son environnement plus éloigné « JABODETABEK » l’acronyme de Jakarta Bogur Depok Tangerang et Bekasi on atteint plus de 23 millions d’habitants en 2015, plus de 31 millions aujourd’hui.

La carte simplifiée s’appuie sur les données démographiques du tableau qui montre l’organisation de cette immense métropole : en rouge les 5 districts de la capitale Jakarta représentant 10,5 millions d’habitants, en orange les districts urbains qui sont mitoyens (7,9 millions) ainsi que la ville de Bogor puis en orangé les districts suburbains plus éloignés (12,7 millions). La différence de couleur est liée à la différence de densité : près de 16 000 hab/km² pour Jakarta, autour de 10 000 hab/km² pour les districts urbains et de 3000 hab/km² pour les districts suburbains sauf la ville de Bogor.

Ce qui ne se voit pas sur la petite carte c’est que la « campagne » a été coloriée en vert pour des raisons de simplification. Mais elle est en fait si densément peuplée que les Indonésiens et par la suite les géographes ont créé un terme particulier celui de « desakota » qui juxtapose le mot »desa » (village) et celui de « kota » (ville) pour désigner ce tissu mi-urbain, mi-rural où l’on a un enchevêtrement de rizières, de maisons, de commerces, d’activités et c’est particulièrement frappant dans Java occidental et aussi dans Java Central autour de la deuxième ville qui est Yogyakarta. (Ce phénomène est également très frappant en Inde dans l’État du Kérala au Sud).

Comment se présente le centre de Jakarta

Dans le centre, sous Soekarno, après l’Indépendance (1948) on voit surgir un certain nombre de monuments inspirés du réalisme soviétique : l’hôtel Indonesia (HI) (1962 -il a été rénové dans les années 2000-, le grand magasin Sarinah ( ouvert en 1967, un magasin à étages de 74 m qui demeure le cœur commercial), le Monument National (Monas), le complexe sportif de Senayan (créé pour pour les Jeux Asiatiques de 1962)

Le « Monas » (monument national) obélisque de 132 m de haut, surmonté d’une flamme en or domine Jakarta. Il se situe au centre de l’immense place de l’Indépendance (Lapangan Merdeka) de près de 100 hectares. Construit entre 1961 et 1975, sa forme est inspiré d’un symbole hindouiste, le linga. Un (petit) ascenseur permet d’accéder au sommet et d’avoir une vue panoramique sur la ville. A l’arrière-plan on voit la mosquée Istiqlal qui est la plus grande mosquée d’Asie orientale (l’Indonésie est le plus grand pays musulman au monde)

En 1973 un plan d’aménagement est lancé pour le Grand Jakarta l’objectif étant de créer des villes nouvelles  et un périphérique extérieur à 12 km du Monas mais le projet n’est pas réellement achevé.

L’accentuation des difficultés

Les inondations sont de plus en plus fréquentes –tous les quartiers sont touchés-, les difficultés d’approvisionnement en eau sont considérables car les sols sont salés et il est donc impossible de forer des puits.

La gestion des déchets est très compliquée : la métropole produit un quart des déchets de tout le pays avec une pollution particulière liée aux sacs plastiques. A cela s’ajoute une pollution de l’air.

J’ai personnellement pris conscience de ces problèmes de pollution en 2015 en allant passer une journée sur l’île de Bidadari qui se trouve dans la baie de Jakarta, à 20 mn de bateau proche de l’île d’Onrust qui a été l’entrepôt et le port hollandais initial (Onrust est à 1 km à l’Ouest de Bidarari).

On trouve sur cette petite île basse de Bidadari un « resort » utilisé par les classes moyennes de Jakarta pour venir faire leurs photos de mariage et les entreprises pour faire des sorties de de groupe ! Il y a donc des bungalows, des plages… tout cet univers de l’île tropicale paradisiaque qui nous ferait oublier qu’on est à 8 km du port de Jakarta, qu’on voit décoller ou atterrir les avions toutes les 30 secondes et quand on regarde d’un peu plus près l’eau est pleine de particules plastiques, il y a des décharges d’ordures un peu plus loin à l’écart du complexe hôtelier dans lesquels de gros monstres (des varans de plus de 2 m de long viennent tranquillement se nourrir…)

L’île paradisiaque de Bidadari à 8 km de Jakarta ?

D’où la question qui se pose aujourd’hui : peut-on encore sauver Jakarta ?

Trois types de mesures semblent nécessaires :

  • La première consiste à éduquer la population. Comme dans toutes les mégapoles du Tiers Monde la vie en ville présente des contraintes auxquelles les ruraux récemment arrivés ne sont pas habitués.
  • La deuxième consiste à structurer les filières informelles de traitement des déchets.
  • La troisième en une refonte des transports publics pour limiter les embouteillages et la pollution. Car le problème depuis l’Indépendance est qu’on a choisi le « tout automobile » (d’autant plus que l’Indonésie est un pays pétrolier) mais aussi parce que dans un pays en voie de développement l’entretien d’un réseau routier est beaucoup plus simple que celle d’un réseau ferré.

Une autre solution envisageable pour éviter que cette agglomération ne continue à gonfler dans ce site si malcommode est le déplacement de la capitale vers une ville nouvelle sur le modèle de Brasilia ou d’Islamabad au Pakistan.

On peut sinon simplement envisager un transfert des administrations comme cela a été le cas pour la Malaisie qui en 1999 a installé ses administrations à Putrajaya à 25 km au sud de Kuala Lumpur y faisant ainsi naître un « Multimedia Super Corridor ». (voir aussi la ville de Sejong en Corée du Sud à 110 km de Séoul : Du roi Sejong à la ville nouvelle de Sejong (Corée du Sud))

Enfin la dernière solution consiste à rester en mettant des investissements majeurs sur les infrastructures.

Que peut-on en dire aujourd’hui ?

L’accent a été mis sur les équipement puisque la première ligne de métro de Jakarta a été inaugurée en 2019 : 15 km dont 9 en sous terrain. Très logiquement c’est la ligne correspond à l’axe Nord-Sud et l’on attend la 2e ligne Ouest-Est, l’intersection se situant au magasin Sarinah (c’est à cet endroit emblématique de la modernité qu’a eu lieu un attentat en janvier 2016 un attentat terroriste dans le Mc Do – 8 morts-). Mais pour l’instant la station Sarinah n’est pas encore inaugurée (mais très bien desservie par les Transjakartabus).

La station de métro Dukuh Atas : c’est le cœur du CBD : la première ligne a été inaugurée en 2019
Le cœur de la ville de Jakarta : pour l’instant seule la ligne bleue a été inaugurée à partir de la station Bundaran HI (hôtel Indonesia) vers le Sud (jusqu’à la station n°21 soit 13 stations). Les travaux se prolongent vers le Nord (dans la zone plus basse et qui est pour l’instant bien desservie par le Transjakartabus.

En 2016 ce que j’ai vu de Jakarta correspondait exactement à ce qu’Olivier Sevin décrit mais j’ai toutefois été frappée par l’ingéniosité du système du Transjakartabus qui permettait de circuler de manière correcte sur certains grands axes. Effectivement les Transjakartabus y sont des véhicules climatisés, avec une file dédiée sur les grandes avenues, des passerelles pour y accéder avec des quais et de portillons.

Le Transjakartabus qui peut circuler de manière fluide sur sa file réservée tandis que le trafic est saturé

Le réseau du Transjakartabus ici

Globalement, Jakarta est embouteillée en permanence, l’air est souvent si pollué qu’un grand nombre d’habitants se promènent avec de dérisoires masques sur le visage.

L’essor économique de l’Indonésie a en effet eu pour conséquence, comme dans tous les pays émergents, une considérable augmentation du parc automobile. Dans les quartiers centraux, on rencontre essentiellement un parc automobile en très bon état, principalement constitué de 4X4 japonais (surtout des Toyota et quelques voitures allemandes).

Les constructeurs français (Renault, Peugeot) qui sont implantés sur d’autres marchés asiatiques, africains ou américains n’ont pas touché l’Indonésie. Mais on a également un parc de scooters absolument considérable ce qui est un phénomène qu’on observe aussi à Singapour (voir l’article Singapour : un concentré de mondialisation ?), en Malaisie.

Apparemment le président indonésien Joko Widodo vient de trancher en annonçant le déplacement de la capitale sur l’île de Bornéo et un projet pharaonique d’une capitale durable construite au cœur de la forêt (mais proche du littora). Les images d’architectes proposées sont des images de science fiction. La ville de Nusantera verra-t-elle réellement le jour ?

Le site de la future Nusantera en 2019

Cérémonie du point zéro (Titik nol) ) Nusantera (Bornéo) le 14 mars 2022 : on ne manquera pas de remarquer sur la photo les costumes traditionnels locaux avec ces grandes plumes.

Pour aller bien au-delà de cet article (qui n’est que de la vulgarisation) on peut en retrouver un beaucoup plus pointu sur le site de Géoconfluences de l’ENS sous la plume de Judicaëlle Dietrich Politique de l’eau et lutte contre la pauvreté à Jakarta

Je me permets d’y sélectionner ce schéma que je trouve excellent pour faire comprendre la complexité des difficultés à Jakarta (inondation et subsidence), c’est ce type de document que nous devrions avoir dans les manuels de géographie au lycée et non une multiplication d’affiches, de sites, de slogans. C’est un schéma qu’on peut simplifier et qui peut illustrer une copie de dissertation à un concours