Urbanisation et tropicalité : quelques réflexions

L’idée de cet article est de réfléchir à des éléments propres à la gestion des villes de la zone intertropicale et qui sont liés à leur « tropicalité« , c’est-à-dire le fait qu’il y fasse chaud toute l’année (il n’y a pas d’hiver au sens climatique, contrairement à ce qu’on observe sous les latitudes moyennes) et par conséquent qu’on puisse, toute l’année, se retrouver à être dans une ambiance climatique où il fait chaud et humide, cette combinaison étant éminemment favorable à la vie sous toutes ses formes (moustiques, mouches, cafards, rats, oiseaux, chiens et chats…) surtout quand une concentration de population y crée la présence d’eau en toutes saisons et la production massive de déchets organiques (eaux usées, restes alimentaires).

Une carte muette présentant quelques métropoles qui peuvent servir d’exemples

Cette question est rarement abordée sous cet angle parce que le faire risquerait d’accréditer l’idée aujourd’hui politiquement incorrecte d’une forme de « malédiction des tropiques » qui expliquerait pourquoi l’essentiel des pays en voie de développement sont des pays situés dans la zone intertropicale et qu’il n’existe quasiment aucun pays industrialisé développé dans ces régions.

Une photographie du Secours Populaire prise à Jakarta après des inondations considérables (2020) des quartiers Nord de la ville proche du littoral (quartiers populaires surpeuplées, précaires… mais très bien situés par rapport aux emplois : ce ne sont pas des bidonvilles mais ce qu’on appelle des « kampungs » à Jakarta.

(voir aussi l’article Faut-il vraiment abandonner Jakarta ? La métropole indonésienne n’est-elle pas plutôt en pleine modernisation ?

Ne pas aborder la question et se contenter de parler de ces villes en s’intéressant juste à la gestion anarchique de villes du Tiers Monde à forte croissance démographique, ayant peu de moyens financiers en mettant l’accent sur les inégalités « immenses « socio-spatiale » et la violence, c’est oublier un des éléments de difficulté supplémentaire mais qui ne se présente pas de la même façon à Kinshasa, Lagos, Abidjan ou Manaus (où cette ambiance chaude et humide est permanente), à Dakar, Bamako, Niamey (où la saison des pluies est brutale mais courte), à Mumbai, New-Delhi, Chennai, Kolkata (où la mousson d’été peut devenir dévastatrice) ou pire dans des villes tropicales ou subtropicales situées sur les trajets de cyclones (La Nouvelle-Orléans, Miami, Taipei).

Mais qu’entend-t-on par « tropicalité » ?

Voici la définition que propose le site Geoconfluences de l’ENS Lyon :

« La tropicalité désigne aujourd’hui un ensemble de contraintes et de potentialités communes aux milieux tropicaux. Au sens astrophysique, la zone intertropicale est délimitée par le tropique du Capricorne au sud et le tropique du Cancer au nord ».

On remarquera le choix des mots : il n’est pas question « d’atouts » mais de « potentialités » (de possibilités qui n’ont un intérêt que quand on les développe). Il n’est pas question non plus de « handicaps » c’est-à-dire d’un terme qui les comparerait aux régions extratropicales en considérant qu’elles sont moins favorisées.

Par contre il est question de la « ZIT » d’où l’importance sur une carte du monde de toujours vérifier qu’on connaît correctement la localisation de l’équateur et des deux tropiques (voir aussi l’article Les milieux en Afrique

Pourquoi un intérêt pour la « géographie tropicale » ? L’importance historique de l’empire colonial français au moment où la géographie se structure à l’Université

Longtemps l’école de géographie française s’est intéressée aux pays tropicaux et ce pour des raisons historiques : c’est essentiellement dans ces régions que se trouvaient ses possessions coloniales (Antilles, Guyane en Amérique ; AOF, AEF, Madagascar, Djibouti, les Comores et La Réunion, l’Indochine française et enfin les possessions du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna et Polynésie française et Nouvelles-Hébrides). Historiquement on avait commencé à s’intéresser à ces régions où l’on cherchait des épices (qu’on ne peut pas produire dans le monde tempéré) et ensuite où l’on a mis en place des plantations pour produire des denrées précieuses à exporter vers l’Europe (sucre, coton, café, cacao, caoutchouc, arachide…)

Voir l’article Colonisation et décolonisation : un petit briefing

C’est vrai par exemple du « père » de la géographie tropicale Pierre Gourou (1900-1999) qui professeur d’histoire-géographie au lycée d’Hanoï et a fait sa thèse d’État (soutenue en 1936) sur les paysans du delta du Tonkin. (voir l’article Le gourou des géographes)

C’est vrai plus tard de Paul Pélissier (1921-2010) qui a soutenu la sienne sur les paysans du Sénégal (1966) (voir Paul Pélissier et les paysans du Sénégal)

Les chercheurs français de cette époque ont travaillé plutôt sur les campagnes que sur les villes qui étaient encore embryonnaires et avaient une structure de ville coloniale (plan en damier, indigènes relégués à l’écart de la ville) (voir l’exemple de Saïgon –De Saïgon à Ho Chi Minh ville : décryptage)

Il a fallu souvent attendre l’Indépendance pour qu’on ait des thèses sur les villes : c’est le cas de la thèse d’Assane Seck, Dakar métropole africaine soutenue en 1970. Assane Seck (1919-2012) est le premier Sénégalais à avoir fait sa carrière d’abord comme géographe universitaire à Dakar au tournant de l’Indépendance puis comme homme politique.

La géographie anglophone vit sa propre vie intellectuelle de son côté et il existe peu de géographes français qui travaillent sur des régions anglophones (C’est le cas de Jean Gottmann qui le premier travaille sur la Megalopolis des Etats-Unis -thèse en 1961- mais c’est parce qu’il a dû fuir la France de Pétain et son système de persécution des Juifs et a été accueilli à New York -).

De la recherche scientifique et notamment agronomique sur les régions tropicales

Historiquement on a développé dans ces colonies françaises des organismes de recherche scientifique (surtout après la Seconde Guerre mondiale) comme l’ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique de l’Outre-Mer, organisme rebaptisé IRD (Institut pour la Recherche et le Développement).

D’abord et avant tout il s’agissait d’organismes de recherche qui s’intéressaient à l’agriculture tropicale car on se trouvait principalement dans des régions rurales, rarement densément peuplées (sauf en Indochine dans les plaines rizicoles, dans les « îles à sucre »)

La Nouvelle-Calédonie offre un exemple parfait de cet état de fait. Même si les sigles ont changé, ces organismes existent toujours (INRAE, CIRAD, IAC…) et on s’y intéresse toujours à l’agriculture tropicale.

(voir Qui fait quoi en matière d’agriculture ? FAO, INRAE, CIRAD, IRD… pourquoi autant de sigles pour des organismes en lien avec l’agriculture ?)

La médecine tropicale : les militaires, l’institut Pasteur et Albert Schweitzer ?

Par ailleurs l’autre profession qui s’est intéressée à la « tropicalité » est la médecine notamment la médecine militaire car les tropiques présentent des pathologies particulières qui affectent gravement la vie, la survie et la santé des hommes qui y vivent (les indigènes, les militaires comme les colons).

Les médecins militaires français ont joué un rôle majeur dans la baisse de la mortalité et la mise en place d’un système de santé dans l’empire (voir par exemple cet article Grand Casablanca : éducation et santé)

Parallèlement l’Institut Pasteur (créé à Paris en 1889) s’est fortement intéressé aux maladies tropicales et a développé des centres de recherche dans l’empire : c’est ainsi le biologiste de l’Institut Pasteur de Paris, Alexandre Yersin (1863-1943), qui isole le bacille de la peste à Hong-Kong en 1894 et devient le directeur des 2 instituts Pasteur d’Indochine en 1904 à Saïgon et Nha Trang (dans les montagnes de l’Annam). On a également des instituts Pasteur à Dakar, Casablanca ou Nouméa…

L’institut Pasteur d’Ho Chi Minh-ville (ex Saïgon), Vietnam

Parmi les contraintes de la tropicalité, on a celles liées à la présence de maladies endémiques (paludisme, dengue, fièvre jaune, tripanosomiase…). Le milieu constamment chaud et humide une partie de l’année (voire la totalité de l’année) contribuant à créer un réservoir de biodiversité et d’éléments pathogènes. En plus les forêts humides sont le lieu de maladies infectieuses émergentes (comme la fièvre hémorragique ébola -apparue pour la première fois en 1976 au Sud Soudan).

Ces premières études de géographie sur les pays tropicaux ont été largement critiquées par la suite. (Elles étaient trop littéraires, trop descriptives, se perdaient dans des détails)… Mais on peut faire remarquer qu’il fallait peut-être commencer par décrire finement les choses avant d’aller au delà !

Un abandon progressif de la géographie tropicale en France ?

Puis, au tournant des années 1990, la géographie tropicale française a été plus ou moins accusée d’avoir fait le jeu de la colonisation… et on a globalement abandonné ce type de recherches notamment parce que, désormais, il existait des professeurs et chercheurs locaux formés dans les Universités des pays indépendants (voir par exemple cet article qui évoque le premier climatologue camerounais (Maurice Tsalefac (1957-2021), premier climatologue camerounais) (Né en 1957, trois ans avant l’Indépendance du Cameroun, il a entièrement suivi son parcours d’élève, d’étudiant et de professeur dans un Cameroun indépendant. Retracer son parcours permet de découvrir tout le chemin parcouru dans le domaine de l’enseignement supérieur au Cameroun depuis l’Indépendance). 

De plus, de nouveaux terrains de recherche s’ouvrent alors en Europe centrale avec la fin de la Guerre Froide.

Enfin la situation en terme de recherche n’a pas foncièrement changé en Amérique latine (indépendante depuis le début du XIX e siècle) : on a continué à avoir des géographes français qui travaillent sur le Brésil (dans le sillage de Pierre Monbeig puis d’Hervé Théry (voir Hervé Théry, un géographe spécialiste du Brésil qu’un Khâgneux de 2023 doit connaître !) et sur le Mexique, les Antilles et les pays andins (dans le sillage d’Alain Musset), même si les troubles politiques n’arrangent pas la situation.

Cet institut de recherche (IFEA) avec le condor comme emblème se trouve à Lima (depuis 1948) ici

L’autre reproche fait à cette géographie tropicale est qu’on la trouve un peu « déterministe » : elle accréditerait un peu l’idée que si ces régions sont retard de développement c’est « à cause » des conditions tropicales (notamment de l’insalubrité des milieux et de ces climats chauds qui affectent la santé des hommes). Il y aurait ainsi une « fatalité des tropiques ».

Pourtant Pierre Gourou, dans un de ses derniers ouvrages, en 1982 Terres de bonne espérance, le monde tropical (paru chez Plon dans la collection « Terres humaines » qui est une collection très importante pour les géographes et les anthropologue) insiste sur l’idée de « contraintes » mais non de « fatalité » ou de « handicap ».

Mais la géographie universitaire s’intéresse davantage désormais à partir des années 1970 à des questions économiques (celles du sous-développement) puis sociales et enfin culturelles (notamment la place des peuples premiers). Elle abandonne un peu les questions liées à la tropicalité avant d’y revenir récemment en s’intéressant à l’écologie, la biodiversité, le changement climatique.

L’importance des populations urbaines concernées par les contraintes de la tropicalité

Aujourd’hui plus de 55 % de la population mondiale vit en ville. L’urbanisation est très avancée en Amérique latine (plus de 80 %) mais pas partout, notamment dans les régions andines où un peuplement indien-métissé reste important et contribue à alimenter l’exode rural.

En Afrique la croissance urbaine (et démographique) depuis les Indépendances est phénoménale.

voir l’article Urbanisation et métropolisation sur le continent africain : quelques jalons

En Asie Orientale les masses humaines concernées par l’urbanisation sont beaucoup plus considérables que ce soit dans le monde Indien, en Indonésie, sur la péninsule indochinoise et en Chine (où l’urbanisation a été plus tardive).

Carte à retrouver sur l’article L’Asie du Sud-Est : un peu de repérage

Quelles contraintes climatiques ? La question de l’insalubrité

Cette question des contraintes que posent à ces villes en pleine croissance démographique le milieu tropical demeure très importante.

Dans un climat constamment chaud et humide, la vie prolifère sous toutes ses formes : végétale et animale. Du plus petit (visible à l’œil nu) au plus grand : moustiques, mouches, cafards, rats, oiseaux, lézards, geckos, serpents, tortues, chats, chiens, singes, varans, alligators… Toute une « charmante » biodiversité s’y développe à cause de la concentration des hommes et de tous les déchets qu’ils produisent. (voir à ce propose un article original sur les effets qu’une telle opportunité peut provoquer sur les relations entres espèces animales : Une communauté de singes, de chiens et de chats à Taïf en Arabie saoudite).

Ce phénomène se retrouve certes également dans les pays tempérés (on peut enlever certaines espèces mais rajouter le renard, le sanglier ou l’ours…) mais le problème dans le monde tropical c’est que certaines de ces espèces sont porteuses de parasites et l’ambiance est propice à la transmission de bactéries et de virus pathogènes (qui sont, elles, invisibles à l’œil nu mais aujourd’hui identifiées par les recherche médicale)

Si on fait une liste de toutes les maladies tropicales on comprend que les questions de santé publique et d’épidémiologie sont beaucoup plus inquiétantes dans les régions tropicales. 

Quoi qu’il en soit c’est toujours une forte concentration des hommes dans des contextes où ils sont mal nourris (et leur organisme affaibli) et en contact avec des animaux sauvages et/ou domestiques qui favorise le développement de ce type de maladies.

Au moins dans les régions où il y a une saison sèche a-t-on une diminution du nombre de moustiques en période sèche… sauf s’il y a des eaux stagnantes ou des périmètres irrigués (voir l’article sur le quartier de Pikine à Dakar : Pikine (Sénégal) : un laboratoire pour la géographie de la santé)

Le froid en altitude limite considérablement la survie de certaines espèces (notamment les anophèles qui sont les moustiques porteurs du paludisme).

Quelles sont les points de vigilance dans les villes tropicales ?

Donc a priori dans ces régions de la zone intertropicale, il faut être beaucoup plus attentif et vigilant en ville sur des questions qui concernent la totalité de la population :

  • Sur la gestion de l’eau potable (quels captages, quelle protection, quel traitement, quel transport, quelle conservation)
  • Sur la gestion des eaux usées (quels systèmes d’égouts, quel calibrage de canalisation en cas de saison des pluies, quels systèmes de traitement)
  • Sur la gestion des ordures ménagères (peut-on les trier, recycler certains produits, brûler, enterrer… Comment éviter qu’une décharge à ciel ouvert soit à la fois un foyer de prolifération pour les oiseaux et que les eaux d’infiltration chargées de polluants ou de microorganismes se déverse dans la ville ?

A première vue donc la tropicalité induit des contraintes supplémentaires pour l’aménagement des villes puisque c’est un facteur d’insalubrité.

Cependant l’absence de froid a également des conséquences plus favorables et a priori peut simplifier l’habitat et permettre de se loger dans un habitat précaire (moins coûteux) qui protège juste de la pluie mais pas du froid. Ainsi traditionnellement dans le Pacifique insulaire la maison traditionnelle (le « falé ») a juste un toit résistant au vent et à la pluie mais pas de murs (juste éventuellement des nattes).

On a ainsi pu assister dans les villes tropicales à la concentration de population considérable dans des logements précaires (au départ des bidonvilles) faits juste de quelques tôles puis plus tard de bois et de tôles, de briques ou de parpaing et de tôles qui sont plus durables.

Mais un autre problème se pose alors, surtout dans certaines régions à longue saison sèche : cet habitat urbain en dur n’est pas confortable, il emmagasine la chaleur bien davantage que l’habitat rural traditionnel. Ainsi aux portes du Sahara, la Tombouctou traditionnelle était une ville en briques crues.

Précocement (dans les années 1950) les bâtiments administratifs en dur de ces villes tropicales se sont dotés de climatiseurs (de gros blocs) et plus récemment les nouvelles versions des climatiseurs équipent de plus en plus les immeubles des classes moyennes émergentes. On a ainsi d’une part créé des noyaux de chaleur urbaine et considérablement augmenté la demande en produits pétroliers.

Mais la plus grosse difficulté est liée au fait que la quasi-totalité des régions du monde concernée par ces questions de tropicalité sont des pays en voie de développement sans moyen financiers, avec une population en forte croissance démographique. Les grandes villes richissimes comme Dubaï (qui est surtout désertique) ou Singapour ont les moyens de faire face au déficit d’eau et à la chaleur pour l’une -dessalinisation de l’eau, importation de toute l’alimentation, climatisation omniprésente- et à la chaleur moite permanente pour l’autre (tout climatisé et quelques îlots de diversité préservée) –

Ailleurs la vie quotidienne est perpétuellement impactée par chaleur, irrégularité des pluies et vecteurs de maladie. D’un côté on peut trouver qu’il y a une forme de sagesse à adapter ses activités (les limiter et les ralentir) à ces contraintes (chaleur et forte humidité) fatigantes pour les organismes, d’un autre l’urgence est d’abord de s’occuper de l’eau et des déchets.

On pourra trouver quelques exemples dans des articles de repérages sur certaines grandes métropoles de la ZIT :